À la recherche de la figure idéale L’Europe de l’avant-garde

Modigliani au Musée du Luxembourg Retours sur la peinture du début du XXe siècle

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 27 septembre 2002 - 948 mots

Plus de vingt ans après le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, le Musée
du Luxembourg, à Paris, consacre une grande rétrospective à Modigliani.
À travers une centaine de toiles, des dessins et une sculpture des caryatides, l’exposition met l’accent sur le décalage entre l’œuvre de l’artiste et son époque.

“Parmi tous les ouvrages romancés qui ont été écrits sur Modigliani, aucun ne pénètre son âme ni sa véritable personnalité [...]. Sous des dehors bohèmes, Modigliani enfermait des trésors que seuls ses amis connaissaient. C’était un vrai artiste : les gens du commun n’arrivent pas à pénétrer ni à comprendre ces êtres à part dont l’âme est sans cesse tourmentée.” Le constat de Lunia Chezchowska sur son ami Modigliani semble toujours pertinent, selon Marc Restellini – commissaire de la rétrospective qui lui est consacrée au Musée du Luxembourg, à Paris –, pour qui l’artiste reste, aujourd’hui encore, incompris. Arrivé à Paris en 1906, Modigliani rêvait d’être sculpteur. Affaibli par la tuberculose, à laquelle il réchappe “miraculeusement” à l’âge de seize ans – il se qualifiait lui-même de “ressuscité” –, il renonce définitivement à la sculpture en 1914 pour se tourner vers la peinture, moins “physique”, et aussi moins onéreuse. Il laisse derrière lui quelques statues, comme la série sur le thème de la caryatide, symboles de la beauté féminine absolue. Commence alors sa carrière de peintre, à laquelle le Musée du Luxembourg rend hommage. “Modigliani procède de la même manière en peinture qu’en sculpture : il recherche la figure idéale”, selon Marc Restellini. En témoignent les caryatides destinées à peupler un Temple de la Volupté jamais réalisé, mais également les visages des personnages de ses peintures, sorte de masques inexpressifs et anonymes. Se référant aux arts premiers et au théâtre, ces visages cachent la vérité en même temps qu’ils reflètent l’âme humaine. Paul Alexandre l’avait bien compris : “Beaucoup plus que dans les racontars que l’on a débités sur lui, le vrai visage de Modigliani est dans son œuvre.” Si l’artiste fournit parfois quelques indices clairs pour décrypter ses toiles, certaines allusions restent incompréhensibles, sauf, peut être, pour le modèle et son entourage. Il en est ainsi du Portrait de Soutine, peint assis, les mains sur les genoux. La curieuse position des doigts symboliserait le signe de la bénédiction dans la tribu biblique des Cohen, évoquant ainsi la judéité de Modigliani et de son ami lithuanien. En 1918, il représente Léopold Survage avec un seul œil, expliquant à son ami que celui-ci regarde le monde avec l’un, et en lui avec l’autre. Il attribue cette aptitude à d’autres modèles comme le sculpteur Henri Laurence, la poétesse Béatrice Hasting ou le marchand Paul Guillaume. “À la fin de sa vie, il semble que Modigliani ait enfin trouvé la figure idéale : lui-même. Immédiatement après, il est mort”, note Marc Restellini, se référant à l’Autoportrait de 1919.

Détaché du monde réel
Modigliani est décédé en janvier 1920. L’essentiel de sa carrière se situe entre 1914 et 1919, pourtant, il n’est jamais fait allusion dans son œuvre à la Première Guerre mondiale. Chez lui, cette tendance à ne pas représenter l’époque dans laquelle il vit se manifeste déjà avant guerre. Il est toutefois surprenant de faire abstraction d’une période aussi violente et meurtrière que le grand conflit de 1914-1918. Parce que “seul un artiste entièrement détaché du monde réel pourrait se soustraire à la réalité quotidienne”, Marc Restellini va, dans le catalogue, jusqu’à taxer abusivement Modigliani de “schizophrène”, un terme souvent mal employé et que les psychanalystes lacaniens n’utilisent d’ailleurs plus.

Se créer un monde imaginaire ou vivre totalement en dehors de la réalité semble, par ailleurs, être le propre de nombreux artistes. La quête de la figure idéale, le désir de pénétrer l’âme humaine, les idées philosophiques et métaphysiques du peintre ne justifient peut-être pas l’emploi à son sujet du terme “schizophrène”, même si la correspondance de l’artiste, notamment avec son ami Oscar Ghilia, révèle un personnage résolument marginal, persuadé très tôt d’avoir un destin hors du commun et un rôle à jouer dans la création artistique. Dès 1901, il écrit ainsi à Ghilia : “Nous autres, nous avons des droits différents des gens normaux, car nous avons des besoins différents qui nous mettent au-dessus – il faut le dire et le croire – de leur morale.” Paul Alexandre disait d’ailleurs de Modigliani : “Avec une âpre intolérance pour la vie médiocre, il y avait chez lui une prétention aux privilèges des princes.”

Pour évoquer le décalage entre l’art de Modigliani et son époque, le Musée du Luxembourg présente les cent onze œuvres de l’artiste dans un décor rappelant la France industrielle, l’univers des usines, par le biais d’architectures de métal. La manifestation comprend également une partie de la production graphique de Modigliani, notamment les nombreuses ébauches qu’il dessina pour créer la figure des caryatides, mais aussi des portraits de Max Jacob, Paul Guillaume ou Jean Cocteau. “Cette exposition aurait dû être réalisée il y a vingt ans...  Pour Picasso, on en est arrivé aujourd’hui à se demander quels étaient ses rapports avec Matisse, alors que, pour Modigliani, on en est seulement à essayer de le comprendre, déplore Marc Restellini. L’exposition ‘Matisse-Picasso’ tombe très bien d’ailleurs... Une exposition ‘Picasso-Modigliani’ sur la période 1914-1918 pourrait se révéler très intéressante : leurs recherches à la même époque ont beaucoup de similitudes. Au même titre que Picasso, Modigliani est un artiste visionnaire, doté d’une conception philosophique de l’art extrêmement poussée et novatrice.”

- MODIGLIANI, L’ANGE AU VISAGE GRAVE, du 23 octobre au 2 mars, Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard, 75006 Paris, tél. 01 42 34 25 95, tlj 10h-19h, 20h le week-end et 22h30 le lundi et le vendredi. Catalogue.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°155 du 27 septembre 2002, avec le titre suivant : À la recherche de la figure idéale L’Europe de l’avant-garde

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