Collection

L’esthétique relationnelle dans l’Amérique profonde

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 16 janvier 2008 - 741 mots

L’Américain de Cincinnati Andy Stillpass se distingue de ses pairs en commandant des œuvres à des artistes invités en résidence

CINCINNATI - Décrivant certaines formes artistiques apparues dans les années 1990, le critique d’art Nicolas Bourriaud écrivait en 1998 : « L’essence de la pratique artistique résiderait dans l’intervention de relations entre les sujets ; chaque œuvre d’art particulière serait la proposition d’habiter un monde en commun, et le travail de chaque artiste, un faisceau de rapports avec le monde, qui générerait d’autres rapports, et ainsi de suite, à l’infini. » (1) Ces propos font mouche dans l’esprit du collectionneur américain Andy Stillpass. Car c’est bien une « esthétique relationnelle » que cet amateur original propose à Cincinnati (Ohio), au fin fond du Midwest. L’homme n’accumule pas des objets, mais collecte plutôt des moments de socialité au gré de commandes passées à des créateurs invités chez lui en résidence. En quinze ans, il aura passé quelque quarante commandes, de Felix Gonzalez-Torres à Aleksandra Mir, Philippe Parreno, Jeremy Deller ou M/M. Durant cette période d’accueil allant de deux jours à deux semaines, l’artiste produit une pièce, souvent en lien avec la famille Stillpass. Des œuvres, comme des boules de papier de Martin Creed, qui n’ont rien de l’efficacité formelle ou de la valeur ajoutée financière recherchées par les méga-collectionneurs. Pourquoi ce principe de commande ? « C’est bien d’avoir quelque chose spécialement fait pour vous. Mais surtout, il y a une relation qui s’établit avec l’artiste, qui est aussi importante que l’objet réalisé, explique le collectionneur. Grâce aux artistes, je suis devenu plus intelligent que je ne l’aurais été sans eux. »

« Fanions tibétains »
Diplômé en histoire de l’art, Stillpass a toujours dans ses tiroirs un doctorat inachevé sur les théories de l’humour dans l’art français du
XIXe siècle. L’homme a exercé une activité professionnelle à mille lieues de sa passion : la vente d’automobiles, dans la concession familiale. L’art le rattrape lorsqu’il fait en 1984 son premier achat, une pièce de Jon Kessler. Il continuera un temps, sans feuille de route, avec les Surrogate Paintings d’Alan McCollum, puis une photo de Louise Lawler représentant un... McCollum. Un changement de cap s’amorce en 1987, lorsqu’il passe commande d’une fontaine à l’artiste Joel Otterson. L’aventure se précise vers 1990-1991. « Un jour, dans le magazine anglais Artscribe, j’ai vu une photo d’un groupe d’artistes devant une piscine avec comme sous-titre “Des artistes théorisent devant une piscine à Nice”, rappelle l’amateur. C’était une exposition à la Villa Arson, organisée par Éric Troncy et Nicolas Bourriaud. J’aimais leurs écrits. Je ne comprenais pas totalement, mais j’ai senti le besoin de comprendre. » Stillpass rencontre par l’intermédiaire du défunt galeriste Gilles Dusein une des artistes représentée sur la photo, Dominique Gonzalez-Foerster, et l’invite en 1993 à Cincinnati. Elle accrochera dans le jardin un fil à linge, sur lequel le collectionneur, sa femme et sa fille Zoe devront pendre des vêtements blancs issus de leurs dressings. Au fil du temps et des intempéries, les tissus se sont érodés pour se transformer peu à peu en « fanions tibétains ». Souvent les artistes réagissent sur des œuvres ou actions effectuées par leurs prédécesseurs. Parfois sur le mode du clin d’œil. Ainsi, Rirkrit Tiravanija répond à un ensemble de livres à couverture bleue réunis par Gonzalez-Foerster dans la bibliothèque des Stillpass sous le titre Blue Vein en proposant un ensemble d’ouvrages rouges baptisé Red Threat...
Les œuvres nées de ces commandes sont parfois difficiles à assumer. L’artiste Andrea Zittel avait ainsi imposé au collectionneur de porter au bureau un uniforme pendant six mois dans l’année. Ce que Stillpass fera durant six ans, avant de cesser de travailler. D’autres œuvres provoqueront des tensions avec le voisinage. Ce sera le cas avec LaBianca Helter Skelter de Karen Kilimnik, inspiré des meurtres commis par Charles Manson. L’artiste avait inscrit à la peinture rouge sur la porte arrière de la maison des injures dont Manson barbouillait les murs de ses victimes. Voilà trois ans, les riverains ont aussi pesté contre le fil de linges de Gonzalez-Foerster, lequel était devenu plus visible depuis que ses propriétaires avaient élagué quelques buissons. « Nos voisins nous détestent, pensent que nous sommes trash, soupire Zoe Stillpass. La ville est très conservatrice. Mais nous ne voulons pas déménager. Nous avons tellement d’œuvres faites pour la maison. » Difficile de quitter, en effet, un Merzbau du XXIe siècle !

(1) Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 1998.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°273 du 18 janvier 2008, avec le titre suivant : L’esthétique relationnelle dans l’Amérique profonde

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