Scandale

Le Faune de la discorde

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2008 - 1345 mots

Une fausse sculpture en céramique de Paul Gauguin a trompé pendant plus de dix ans
les spécialistes, les marchands et les conservateurs

LONDRES - Achetée il y a dix ans par l’Art Institute of Chicago, qui la présentait comme une redécouverte de premier plan et une de ses acquisitions majeures, une sculpture de Paul Gauguin est en réalité un faux récemment fabriqué par les époux Greenhalgh, domiciliés à Bolton, dans la banlieue de Manchester, au Royaume-Uni.
Le 26 novembre 2007, Scotland Yard nous a confié qu’une fausse céramique du Faune de Gauguin avait été vendue par les Greenhalgh. Ces faussaires venaient alors d’être condamnés pour avoir vendu une fausse statue égyptienne, la Princesse d’Armana, au Bolton Museum, en 2003. Or les policiers avouaient « ignorer l’actuelle localisation » du « Gauguin ». Le jour même, nous avons suivi sa trace jusqu’à Chicago et informé les parties concernées. Le Faune avait été mis en vente par Mme Roscoe – du nom de jeune fille d’Olive Greenhalgh –, chez Sotheby’s à Londres le 30 novembre 1994 (lot 114). La notice du catalogue de vente précisait qu’il serait « inclus dans le catalogue raisonné des œuvres de Gauguin en cours de préparation par l’Institut Wildenstein », organisme dont les expertises font foi en matière d’authentification (lire le JdA no 269, 16 nov. 2007, p. 3). Estimé entre 20 000 et
30 000 livres sterling, il a été adjugé 20 700 livres (24 000 euros à l’époque). Le prix des sculptures de Gauguin reste relativement modeste comparé à celui de ses toiles, mais cette adjudication est particulièrement basse. L’authenticité n’était alors apparemment pas remise en question.
Les acheteurs étaient les marchands londoniens Libby Howie et John Pillar, séduits par la sculpture et étonnés de pouvoir l’obtenir à son estimation basse. Ils l’ont conservée durant de nombreuses années, avant de recevoir un jour à dîner le prestigieux conservateur en chef de l’Art Institute of Chicago, Douglas Druick, qui la remarqua et se montra aussitôt désireux de l’acquérir – son musée détenait déjà un excellent ensemble de toiles et de dessins de Gauguin, mais aucune sculpture. En 1997, le prix d’acquisition fut fixé à 180 000 livres (246 000 euros), que l’Art Institute finança en partie avec des fonds provenant de sa dotation centenaire pour les grandes acquisitions.

Parmi ses œuvres les plus satyriques
Ce nouvel achat a été accueilli avec enthousiasme. Dans un article de la revue britannique Apollo datée de septembre 2001, le conservateur des sculptures de l’Art Institute, Ian Wardropper, en faisait l’une des acquisitions majeures des deux dernières décennies. Il décrivait les traits du Faune comme « étroitement liés à l’image du “sauvage” à laquelle l’artiste s’identifiait ». Le même mois, le Faune figurait dans l’importante rétrospective « Van Gogh et Gauguin », présentée par la suite au Musée Van Gogh d’Amsterdam. Douglas Druick datait l’œuvre de l’hiver 1886, l’établissant ainsi comme la « première céramique » de Gauguin. Dans sa notice du catalogue de l’exposition, le conservateur remarque : « La queue [est] potentiellement phallique, mais les jambes écartées révèlent l’absence du signe caractéristique de la virilité d’un faune, conférant à l’ensemble une aura d’impuissance. Gauguin a sans conteste fait le lien entre cette iconographie et l’échec de ses relations avec Mette [son épouse]. » En 2002, le Faune a figuré dans une publication de l’Art Institute of Chicago, Notable Acquisitions, où le conservateur des sculptures, Bruce Boucher, écrivait qu’il reflétait à la fois la désintégration du mariage de Gauguin et l’assurance dont l’artiste avait fait preuve au cours de son célibat. Le Faune a été authentifié en 2005 par la principale experte en céramiques de Gauguin, Anne-Birgitte Fonsmark, de Copenhague, qui l’a décrit comme l’une des œuvres « les plus satyriques de Gauguin ». Elle suggérait que « les traits du faune (symbole d’une sexualité sans retenue) » n’étaient pas ceux de Gauguin, mais de son beau-frère danois, Edvard Brandes, que l’artiste détestait.
Mais comment expliquer que personne n’ait discuté cette attribution ? La sculpture semblait être inspirée d’une minuscule esquisse de sculpture de faune figurant sur un carnet de dessins utilisé par Gauguin en 1887, à la Martinique. Une œuvre intitulée Faune est également au catalogue d’une exposition Gauguin chez Nunès and Fiquet à Paris en 1917. Ces références figurent dans le catalogue de Christopher Gray, ainsi que dans l’ouvrage de Merete Bodelsen qui fait autorité en la matière (2).
Les Greenhalgh auraient simplement entrepris de recréer cette sculpture perdue. Le plus étonnant est qu’ils aient été capables de modeler et de cuire un faux aussi réussi, sans laisser d’indice compromettant. Galeriste expérimentée, Libby Howie a d’emblée été fascinée : « Nous vivions avec, et le plaisir qu[e l’œuvre] nous a donné est indicible. C’était un objet merveilleux. »
L’attribution s’appuyait sur une provenance convaincante. Selon la notice du catalogue Sotheby’s de 1994, le Faune avait appartenu à Roderick O’Conor, un ami de Gauguin dans les années 1890. Si Gauguin a fait don de quelques œuvres à O’Conor, la sculpture était présentée comme acquise en 1917 chez Nunès and Fiquet, et conservée jusqu’alors dans la famille. On ne sait si Sotheby’s a réellement interrogé la mère de Mme Roscoe sur ses liens familiaux avec O’Conor, né en Irlande et mort en France en 1940. Mme Roscoe a fourni à Sotheby’s la copie d’une prétendue facture enregistrant la vente du Faune par Nunès and Fiquet à O’Conor. En apparence, la provenance paraissait excellente. Or il est invraisemblable qu’O’Conor ait acheté un Gauguin en 1917 : dans les années 1920, il a vendu la seule sculpture dont l’artiste lui avait fait don.
En décembre dernier, Douglas Druick nous a confié que, sur la base des informations récemment communiquées par Scotland Yard, l’Art Institute estimait désormais que « le Faune est une contrefaçon créative et bien documentée d’un Gauguin perdu, créée par les Greenhalgh ». Exposée dans une salle consacrée à l’art postimpressionniste, l’œuvre a récemment été retirée des espaces de la collection permanente. Dans un communiqué datant du 11 décembre 2007, l’Art Institute of Chicago assure être « en pourparlers avec Sotheby’s et le vendeur au sujet des dédommagements » (lire l’encadré).
Si les Greenhalgh n’avaient pas été condamnés pour la vente de la Princesse d’Amarna, le Faune aurait pu rester exposé durant des décennies comme un authentique Gauguin, sans éveiller le moindre soupçon.

(1) Sculpture and Ceramics of Paul Gauguin, The Johns Hopkins Press, 1963.
(2) Gauguin’s Ceramics : a Study in the Development of His Art, Faber and Faber, 1964.

Qui doit payer ?

Le débat est désormais ouvert pour savoir qui devra indemniser l’Art Institute de Chicago. Le 27 novembre 2007, Sotheby’s a écrit à Libby Howie pour lui faire savoir que la maison de ventes « dédommagerait » Chicago à hauteur du prix d’achat. La galeriste nous a alors confié qu’elle aurait été disposée à rembourser cette somme si Sotheby’s ne si était pas engagée. Ces faits ont été rapportés sur le site Internet de The Art Newspaper (1) dès le 12 décembre. Un peu plus tard le même jour, Sotheby’s a envoyé une seconde lettre à Libby Howie affirmant qu’elle rembourserait seulement à hauteur de l’adjudication de 20 700 livres sterling, et non le prix payé par Chicago en 1997. Selon ses clauses contractuelles, la société de ventes n’est plus responsable de ses attributions au-delà de cinq ans, si bien que tout dédommagement ne pourrait se faire qu’à titre exceptionnel. Libby Howie considère quant à elle que Sotheby’s est responsable en premier lieu de l’erreur d’attribution : la maison de ventes a vendu le Faune sous le nom de Gauguin, en assurant dans la notice du catalogue qu’il était authentifié par l’Institut Wildenstein. Sotheby’s n’a pas révélé le nom du vendeur, dont l’identité aurait pu laisser planer un doute. Seul l’auctioneer était en mesure d’établir si le vendeur était effectivement un descendant du prétendu premier propriétaire, l’artiste irlandais Roderick O’Conor. Depuis son acquisition par l’Art Institute, le Faune a été examiné par tous les meilleurs spécialistes de Gauguin sans susciter la moindre interrogation. Il pourrait être désormais confié à Scotland Yard. (1) www.theartnewspaper.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°273 du 18 janvier 2008, avec le titre suivant : Le Faune de la discorde

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