Collectionneurs

Les Japonais se séparent de leurs collections d’art

Face à la crise, de nombreuses œuvres achetées par le Japon dans les années 1980-1990 sont revendues en masse

Par Georgina Adam · Le Journal des Arts

Le 11 octobre 2002 - 1476 mots

Les œuvres d’art acquises par le Japon pendant l’euphorie des années 1980 et avant 1990, année de l’éclatement de la bulle économique, ont bien souvent été discrètement remises sur le marché, qu’elles soient classées ou non. Des entreprises, comme le géant pétrolier Idemitsu, ont vendu leurs collections, parfois pour des sommes colossales.

TOKYO - Depuis l’éclatement de la bulle économique au Japon, en 1990, presque toutes les peintures achetées pendant le boom des années 1980 (le plus grand jamais enregistré) ont été discrètement remises sur le marché. La récession japonaise se prolongeant, des particuliers et même des musées renommés sont contraints de vendre des pièces acquises bien avant la bulle, y compris des œuvres officiellement classées. “Les dernières choses achetées ont été les premières à être vendues”, observe Michael Findlay, directeur d’Acquavella Galleries à New York, qui, lorsqu’il était directeur international pour Christie’s, travaillait étroitement avec le Japon. “Mais aujourd’hui, nous assistons à la vente de collections acquises bien avant la bulle spéculative”, précise-t-il.

Le principal problème du Japon est l’envergure de sa dette bancaire qui atteindrait le montant astronomique de 150 milliards de yens (1,26 milliard d’euros), en partie à cause d’investissements spontanés dans l’immobilier quand les prix étaient élevés. À moindre échelle, mais d’une ampleur toujours colossale, les dépenses excessives faites pendant les années 1987-1990 ont eu des conséquences fâcheuses.

La journaliste japonaise spécialiste du marché de l’art Kay Itoi, dans son ouvrage Kieta meiga wo sagashite (À la recherche des chefs-d’œuvre perdus, Jiji Press, 2001), estime que pendant cette période de quatre ans de frénésie d’achats, le Japon a dépensé, pour des objets ou œuvres d’art, la somme de 3 milliards de yens (30 millions d’euros). “Pendant un certain temps après la récession, les Japonais ne souhaitaient pas vendre à perte, mais ils n’ont en définitive pas eu les moyens d’attendre”, affirme David Nash, ancien directeur international du département Impressionnisme et Art moderne chez Sotheby’s et aujourd’hui marchand. Il connaît bien la situation pour avoir travaillé comme conseiller sur la vente des objets d’art appartenant à Lake, société de prêts à la consommation, après son rachat par GE Capital. La dispersion s’est faite discrètement, non seulement pour maintenir l’anonymat du vendeur, mais aussi parce qu’une provenance japonaise est considérée comme “impure”, et que les vendeurs craignent que cela affecte le prix qu’un objet pourrait atteindre en Occident.

Beaucoup d’objets vendus en dehors du Japon
Plus surprenant et plus honteux pour les Japonais, Idemitsu, le géant pétrolier prospère, a révélé récemment que le groupe avait vendu des céramiques, des peintures et des calligraphies chinoises et japonaises anciennes de sa propre collection pour plus de 200 millions d’euros. L’entreprise possède encore un charmant musée – l’un des musées d’entreprise les plus prestigieux du pays – qui surplombe les jardins du palais impérial à Tokyo.

“Le fait qu’Idemitsu se sépare des œuvres de son musée est bien plus effrayant que la restitution par les collectionneurs de la bulle de leurs trésors aux banques”, a déclaré Kay Itoi. Christie’s ne parle pas de ses clients, mais Idemitsu travaille avec la maison de vente depuis des dizaines d’années et pourrait bien lui confier d’autres œuvres. Le musée possède une grande collection d’œuvres de Rouault et des pièces de Sam Francis, jadis marié à une fille Idemitsu. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Depuis le début de la récession, en 1990, et avec la multiplication des faillites, plus de quatre-vingts musées ont fermé leurs portes, dont la plupart dans les grands magasins nippons. En 2000, en faillite, la Kofuku Bank a vendu une partie de sa collection au Tokyo National Museum, qui a dépensé à cette occasion tous ses fonds d’acquisition. Selon l’agence pour les Affaires culturelles, le budget de ce dernier devrait être quadruplé pour acheter l’ensemble des objets d’art importants sur le marché.
Beaucoup sont cependant vendus en dehors du Japon. Chez Christie’s, à Londres, l’année dernière, la vente des œuvres du Manno Museum – en difficulté – a été considérable. Sept des cent quinze lots étaient d’importants objets d’art interdits d’exportation. La vente a été un véritable succès en atteignant plus de 4 millions de livres sterling (plus de 6 millions d’euros), le double du montant espéré. Ensuite, Christie’s a obtenu d’autres objets d’art importants, ainsi qu’un ensemble de laques de Negoro provenant d’un collectionneur privé, et la maison a réussi sa vente au mois de juin de cette année en totalisant plus de 2,2 millions de livres sterling (plus de 3,5 millions d’euros). Cette tendance s’est poursuivie récemment aux ventes de New York avec la dispersion d’autres œuvres provenant de la collection du Manno Museum. Mais ceci n’est que la partie visible du négoce : beaucoup d’objets ont apparemment été vendus de gré à gré à des marchands japonais.

“Manno a été révélateur d’un changement, affirme Jonathan Stone, directeur de Christie’s au Japon. La tendance est actuellement d’assainir les comptes et la comptabilité dans les entreprises et les institutions, et elles ont besoin de se délester des biens non performants. Cette évolution continuera car les collections sont de plus en plus la cible [de cette apuration].”

Selon Michael Findlay, la mentalité au sein des entreprises japonaises a également changé : “Au Japon, vendre représentait une humiliation absolue. Les gens achetaient pour les générations futures. Mais aujourd’hui, les plus jeunes générations au sein des entreprises ont parfois étudié à l’étranger et adoptent une position plus déterminée lorsqu’elles évaluent les biens non performants de l’entreprise.»

L’art japonais de plus en plus apprécié
Le goût change aussi. Jusqu’à présent, l’Occident tendait à apprécier les boîtes inro, les petites sculptures netsuke, les épées, les objets en métal meiji ou les céramiques d’exportation, et seul le marché intérieur était prêt à payer des prix élevés pour des pièces plus recherchées, comme la calligraphie ou un service à thé de cérémonie (un bol de thé pouvant atteindre 15 millions de dollars [15,34 millions d’euros]).

En outre, le nombre de collectionneurs d’art japonais a toujours été plus restreint que celui, par exemple, de l’art chinois. L’offre y est plus importante et attire également un public plus large parmi les collectionneurs occidentaux, les expatriés de Hong Kong et les Chinois. Les ventes effectuées récemment ont toutefois montré que l’art japonais est beaucoup plus apprécié qu’avant, comme le fait remarquer M. Findlay : “Ces objets ont un caractère plus ‘neuf’ sur le marché. En termes de qualité et de classement, ils sont plus intéressants [que les acquisitions faites pendant la période d’euphorie].”
Selon Jonathan Stone, les collectionneurs japonais ne sont cependant pas totalement exclus de la course. “Les Japonais achètent encore, affirme-t-il, les nouveaux collectionneurs comme les anciens. Si une pièce hors norme arrive sur le marché, elle trouvera acheteur.”

Michael Findlay partage cet avis : “Il y a toujours de nombreux achats au Japon, mais à un niveau légèrement inférieur. Les musées régionaux comblent les manques dans leurs collections et sont disposés à payer jusqu’à 500 000 dollars [507 906 euros] pour quelque chose qu’ils veulent vraiment.” La preuve en est que tous les objets d’art importants mis aux enchères lors des deux dernières ventes chez Christie’s ont été adjugés à des acheteurs du pays.

Une hémorragie continue

Les œuvres ayant appartenu à des Japonais et récemment revendues : - Acrobate et jeune arlequin (1905), de Picasso, acheté par Mitsukoshi pour 19 millions de livres sterling (30,31 millions d’euros) en 1988 et revendu ensuite à Stravos Niarchos pour la somme de 12 millions de livres sterling (19,4 millions d’euros) en 1993. - Le Moulin de la Galette, de Renoir, deuxième peinture la plus chère jamais adjugée lors d’une vente aux enchères (78,1 millions de dollars/79,9 millions d’euros), achetée par un collectionneur privé aux États-Unis. - Minerve, de Rembrandt, lot vedette de 40 millions de dollars du stand d’Otto Nauman à la Foire de Maastricht, une œuvre récemment rapatriée du Japon. - La collection du groupe Lake rassemblant plus de 500 peintures presque entièrement vendues, aux enchères ou de gré à gré, comme le Monet de 1902, Le Parlement, soleil couchant, qui a atteint la moitié de son estimation à 13,25 millions de dollars chez Sotheby’s en 2001. - La collection d’œuvres de Georges Braque ayant appartenu à l’ancien président de Lake, Takeo Hamada. Certaines d’entre elles ont été vendues par la galerie Mitchell-Innes and Nash à New York, d’autres aux enchères, comme le Paysage à l’Estaque de 1906, pour 2,05 millions de dollars chez Christie’s en 1999. - La collection de la Sumitomo Bank (qui a acquis la célèbre Itoman Corporation, au cœur du plus grand scandale d’art au Japon). Au cours d’une série de ventes, la Sumitomo a vendu des peintures de style japonais pour 8 millions de dollars, un ensemble de 20 œuvres d’Andrew Wyeths pour 10 millions de dollars, et une collection d’affiches de Toulouse-Lautrec pour 3,2 millions de dollars, toutes par le biais de Sotheby’s à New York.

... Et ce qui peut encore être mis en vente : - Portrait du Dr Gachet, de Van Gogh. L’endroit où se trouve actuellement cette œuvre reste l’un des grands mystères du marché de l’art, même si les rumeurs laissent à penser qu’elle est maintenant en Europe. - Les Noces de Pierrette de Picasso. David Nash observe que “c’est l’une des dernières peintures de la collection Lake à vendre. C’est une peinture remarquable, mais sa notoriété entrave sa vente�?. Le prix qu’elle a atteint en 1989 chez Me Binoche, 315 millions de francs, reste le second prix le plus élevé jamais payé pour un Picasso.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°156 du 11 octobre 2002, avec le titre suivant : Les Japonais se séparent de leurs collections d’art

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