Musée Ingres de Montauban

Conservateur du Musée Ingres de Montauban

Le Journal des Arts

Le 25 octobre 2002 - 1158 mots

Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir dans la collection de son musée une œuvre qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. Georges Vigne, conservateur en chef du Musée Ingres, à Montauban, présente Moïse sur la montagne (1841) de Franz-Adolf von Stürler (1802-1881).

Si sa curiosité n’est jamais émoussée – parce qu’elle fait sans doute partie de ses gènes, et qu’elle trouve perpétuellement des motifs d’excitation –, le conservateur de musée a parfois l’œil fatigué. Non pas de passer toujours devant les mêmes objets avant d’entrer dans son bureau, mais d’avoir longtemps rêvé de Caravage et de Michel-Ange et de n’en avoir, le plus souvent, au quotidien, que des copies ou des gravures. Pourtant, les chefs-d’œuvre sont bien présents, et en nombre parfois suffisant pour entretenir l’imaginaire. Mais, comme un amant infidèle, son esprit vagabonde parfois et rêve d’adultère, de danger. D’aventure et d’amour...

L’arrivée d’un nouveau tableau dans un musée constitue donc toujours un événement et, lorsque ses dimensions multiplient par deux l’étalon constitué par le corps humain, on peut appeler cela : un événement “colossal”. L’imagination s’excite, le cœur s’emballe. Pour qui ? Franz-Adolf comment ? Et pourquoi ces trois seuls personnages perdus sur cette immensité de toile et de peinture ? Où va-t-on mettre tout cela ? Quel intérêt ?

L’artiste n’est pas très connu. Il ne l’a d’ailleurs jamais été et n’a jamais cherché à l’être. Suisse allemand né à Paris et mort à Versailles, il n’a jamais vécu à Berne, berceau de sa famille ; le Kunstmuseum de cette ville a pourtant hérité de ses collections, dont un superbe ensemble de primitifs italiens (1). Fortuné, il n’eut jamais le devoir de vivre de son art pour assurer son quotidien. Peu prolifique, il opta rapidement – en dehors de quelques portraits d’intimes – pour des formats monumentaux : quitte à peindre peu d’œuvres, autant qu’elles soient visibles ! Et son acharnement à vouloir illustrer la Divine Comédie de Dante montre bien que, même dans des formats plus raisonnables, il ne renonça jamais à la démesure.

Le Musée Ingres se vantait jusqu’ici de posséder son œuvre probablement majeure : la Procession solennelle de la Madone de Cimabué, du Salon de 1859, grande scène de foule peinte à la manière des artistes florentins du début du XVe siècle. Quelques bévues historiques y voisinent plaisamment avec de discrètes allusions à Ingres. Car Stürler était élève d’Ingres – ce qui explique en grande partie la présence d’un tel tableau à Montauban –, et professa longtemps une vénération pour un maître qui, à défaut d’avoir pu faire de lui un disciple servile, lui enseigna certainement le goût pour les anciens peintres italiens.

Bien lui en prit d’ailleurs, puisque Stürler se fit l’un des champions d’un véritable néogothique pictural – Nazaréens allemands et préraphaélites anglais n’ont jamais totalement renoncé à regarder les artistes du XVIe siècle –, d’un retour aux sources de la peinture occidentale qui, à la longue, devait conduire à la simplicité d’un Puvis de Chavannes, puis au primitivisme d’un Gauguin. Peintre curieux, il sembla se complaire dans un archaïsme strictement italianisant. Ingres en fut certainement amusé, tant la répétition de ces hommages devait exciter son propre amour pour l’époque de Giotto. On en trouve probablement la preuve dans la fidélité de leurs relations, parfois émaillées de cadeaux de la part du maître : les portraits dessinés de Stürler et de sa femme, bien entendu, mais aussi des dessins pour le Vœu de Louis XIII, Raphaël et la Fornarina...

Moïse sur la montagne, exposé au Salon de 1841, est donc le second tableau de Stürler à entrer au Musée de Montauban. Et quel tableau ! Dans ses dimensions, dans sa simplicité iconographique, dans ses contrastes, et jusque dans l’outrance – de l’expression, de la gestuelle –, l’œuvre s’annonce comme un vrai morceau de bravoure. Les contemporains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et donnèrent à l’auteur une médaille encourageante. Envoyée dans une petite église de Gironde, la toile y reposa un siècle et demi, avant d’être roulée, entreposée dans le comble d’un presbytère, et promise à une mort lente.

C’est là qu’apparaît le conservateur, tout à coup attendri par l’œuvre invisible qui demande à ne pas être abandonnée, et excité par le jeu de cette nouveauté qui vient tout à coup déranger l’ordinaire, malgré le frein que constituaient les dimensions délirantes de l’objet et son probable médiocre état de conservation. Que représentait-il ? Aucune idée. Était-il beau ? Point d’interrogation. Mais le risque était tentant. Et nous l’avons tenté, à la manière d’une partie de poker : grâce à un changement d’affectation accordé par l’État, une restauration soignée de la toile et du cadre, le réaménagement de la chapelle du musée, le Moïse de Stürler, terrifiante incarnation de la divinité, resplendit à nouveau comme un Christ sortant des limbes.

Qu’on trouve l’œuvre impressionnante, belle, curieuse, outrancière ou ridicule est un questionnement sans fin, qui n’a ni réponse, ni raison. Qu’on s’intéresse seulement à l’espace pour comprendre les abîmes d’abstraction dont les peintres classiques étaient capables ! Qu’on regarde attentivement les robes des trois personnages, pour y apercevoir un grand, étrange et indiscutable drapeau italien ! Car ce tableau, peint à Florence, contient une allusion à peine déguisée aux idées d’indépendance qui avaient cours déjà depuis longtemps dans la péninsule italienne. Idées exprimées avec d’autant plus d’évidence que l’artiste n’était pas personnellement impliqué dans le débat. Qu’il s’agisse d’un chef-d’œuvre n’est pas plus une question à poser : on doit au moins se féliciter du sauvetage d’une toile revenue de l’oubli.

Dans l’impossibilité de montrer un tel monstre dans des salles déjà encombrées, nous n’avions d’autre solution que de changer l’affectation de la chapelle du Musée Ingres. On y présentait jusqu’ici de la peinture contemporaine, totalement perdue sur ces immenses cimaises ; les grands formats des collections de peintures du XIXe siècle pouvaient s’y déployer avec plus de raison, pour l’essentiel des œuvres de Salon, dont beaucoup d’œuvres d’autres élèves d’Ingres, résurrections parfois passionnantes, comme pour le Caïn d’Henri Martin, tableau peint en 1884, partagé entre la fidélité à l’enseignement de Jean-Paul Laurens et des aspirations à une totale liberté de touche.

Au milieu de ces œuvres, Moïse sur la montagne occupe un mur entier. Nous avons voulu le placer de telle sorte que le visiteur ne puisse pas le voir immédiatement. Et sa découverte fait immanquablement jaillir des interjections de surprise, de crainte, d’admiration ou de dégoût. La grande peinture du XIXe siècle suscite toujours des émotions, variées et parfois contradictoires. Signe qu’elle est encore peu connue, mal comprise et diversement appréciée. En tout cas, l’objet suscite à chaque fois des réactions, divertissantes ou instructives. Car les musées n’existent pas pour donner en pâture des objets qu’on dégusterait paresseusement, sans appétit, mais pour provoquer des sensations, bonnes ou mauvaises, sources d’interrogations fécondes.

(1) Le Kunstmuseum de Berne présente depuis le 6 septembre une exposition consacrée à Stürler, peintre, dessinateur et collectionneur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°157 du 25 octobre 2002, avec le titre suivant : Musée Ingres de Montauban

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