Pingyao, un festival chinois pétri de clichés

La ville touristique de la région de Shanxi accueille des rencontres photographiques internationales

Le Journal des Arts

Le 25 octobre 2002 - 1385 mots

À Pingyao, région du Shanxi, en Chine
(550 km au sud-ouest de Pékin), un Festival international de photographie ; pourquoi pas ? La première édition, l’an dernier, de ce festival à localisation insolite ayant été un numéro zéro, la deuxième édition, du 20 au 27 septembre 2002, voulait « transformer » l’essai, pourvu de ses nouveaux supporters que sont les sponsors français Alcatel et L’Oréal. Malgré l’exemple des Rencontres d’Arles, fondées il y a plus de trente ans, dont à l’évidence on reprend ici le modèle (expositions, stages, projections en soirée), les mêmes impérities se retrouvent, amplifiées par les incompréhensions linguistiques et mentales, qui manifestent aussi l’énorme décalage en Chine entre
la province et les grandes villes quasi occidentalisées.

PINGAYO - Dès sa deuxième édition, le Festival international de photographie de Pingayo est devenu une grosse machine, gérée de manière assez brouillonne, avec les moyens techniques du bord, limités (par rapport aux standards qui régissent nos attentes) et surtout, très lents. D’emblée apparaît un hiatus entre les ambitions affichées haut et fort par les sponsors et l’amateurisme bon enfant de certaines présentations, entre le déploiement insolent de stands de maquillage L’Oréal dans l’ancien palais du gouverneur et le mode d’accrochage de la plupart des “expositions” (certaines prestations ne méritant pas ce terme).

Dans le choix de Pingyao comme siège d’un tel festival, joue certainement son statut de ville touristique, miraculeusement préservée, face à Pékin qui se détruit inexorablement pour accueillir la modernité des Jeux olympiques de 2008. Ancien centre commercial du XVIIIe et XIXe siècle, la petite ville encore entourée de sa muraille de six kilomètres de pourtour, et à l’architecture civile presque intacte, a été classée en 1997 au patrimoine mondial de l’Unesco : ses rues principales bordées de boutiques, ses maisons de marchands et ses cours étroites d’habitat traditionnel justifient sa présence dans les guides, mais plus difficilement peut-être son choix pour un festival, conjugaison de manifestations qui doivent drainer une large participation. À une nuit de train de Pékin, non loin d’un des grands centres sidérurgiques du pays (Taiyuan), la ville ne possède pas les infrastructures spécifiques que requiert la présentation de photographies, de types par ailleurs très variés. On investit des usines désaffectées ou en faillite, les tours des portes maîtresses de la ville, l’ancien palais du gouverneur, quelques riches demeures anciennes et deux temples, presque tous à contre-emploi puisque seules les usines peuvent proposer, d’un coup de badigeon, une certaine neutralité. Loger dans des espaces soit délabrés soit surdécorés et colorés un festival dit “international” tient de la gageure ; le vouloir “interchinois” serait déjà impossible à l’échelle du pays, rapporté au nombre de professionnels de la photographie. Résolument “sans thématique particulière”, aux dires des organisateurs – le Français Alain Jullien et le Chinois Si Sushi –, voulant accueillir “tous les genres et tous les courants”,  le Festival de Pingyao accumule les handicaps bien connus ailleurs sur la planète, dès lors qu’on s’occupe de ce monde indéfini de la photographie – surtout depuis le virage vers l’informatique, le numérique et les tirages à l’encre. De plus, les grandes agences de presse (entendre : officielles) étaient conviées, l’une d’elles, Chine nouvelle, fêtant ses cinquante ans. Il serait bien téméraire de vouloir rendre compte des imbrications qui en résultent, d’autant que l’information faisait partout défaut (même en langue chinoise, parfois). Cela donne des mélanges étonnants : photographies de nus féminins plus impudiques esthétiquement que libidinalement parlant, aux couleurs agressives (retouche infographique aidant), dans le style post-hamiltonien qu’affectionne l’internationale des “publicités-de-magazines-pour-les-hommes”, punaisées à tout vent dans les cours d’un temple où se déroule simultanément le culte.

Reste à savoir si ce fatras est du ressort d’un festival. En principe, et dans nos contrées du moins, une telle manifestation internationale aurait une vocation d’échange et de pédagogie et chercherait à être une vitrine de l’excellence. C’est ainsi qu’il faut comprendre les participations étrangères, où la France se taille la meilleure part au côté des choix danois, espagnols, américains, russes, japonais. Les liens amicaux avec Alain Jullien aidant, la présence française réunissait la fine fleur du jeune photojournalisme, autour de l’agence VU et du groupe Tendance floue (actuellement visible par une opération dans le métro parisien). Dans la Local Products Company, les Français se distinguaient par un accrochage satisfaisant et des séries cohérentes, montrant une réflexion personnelle et un engagement dans la facture de l’image, le récit, l’évocation non événementielle : les traces de la dictature Pinochet au Chili par Patrick Zackman, la Chine marginale et délaissée de Bertrand Meunier (celle que les chinois ne montrent pas), le New York de Dolorès Marat, les travaux d’enfants dirigés par Bruno Boudjelal collés à même le mur d’entrée du site. Malgré l’absence de Jean-Marc Bustamante et de William Klein, pourtant annoncés, la participation française remplit le contrat d’exemplarité et d’excellence d’un festival, complétée par les travaux de Yan Morvan et de Sarah Moon (sa série de La Petite Fille aux allumettes, joliment présentée dans le temple taoïste). Pourtant, dans tous les lieux d’exposition, le défaut d’explication et parfois de légendes, en chinois et en anglais, modère considérablement l’intérêt : comment comprendre l’España Oculta de Christina Garcia Rodero sans aucun commentaire sur les mythologies et rites chrétiens de ce pays, ou le Moscou d’Igor Moukhine sans allusion aux nostalgies communistes ? L’absence de “clés” fournies au regardeur est devenue la plaie des expositions de photographies, comme s’il suffisait de se planter (pardon, de circuler) devant les images pour en recevoir les effluves mentales ou l’impact d’une beauté transcendantale, nécessairement formelle ; laquelle beauté serait “promue” par l’Oréal, selon le mot de son directeur à l’inauguration, photos de la misère globalisée et soins du visage innocemment (?) mêlés...

L’important, à Pingyao, c’est aussi la photographie “chinoise”, ou la tentative d’évaluation de cette photographie qui se fait dans la multiplicité d’une société qui bouge beaucoup plus qu’on ne l’imagine. C’est Gao Bo, naguère en séjour à Paris, membre de VU, architecte, qui tire le meilleur parti de sa mission de directeur artistique pour l’exposition “China’s New Photography”, menée avec fermeté et générosité à la fois. Il serait bien difficile de rendre compte du foisonnement des pratiques, qui ne se démarquent guère de quelques manies occidentales (narcissisme, omniprésence de la nudité, séquences temporelles, retouche, détérioration volontaire de clichés, dé-normation de l’accrochage, critique sociétale douce). Mais, du moins, y a-t-il un travail constant sur la légitimité et la validité de la photographie pour dire, transmettre, critiquer, ou tracer d’autres imaginaires à ceux qui en ont été privés, et ce à un niveau de qualité très “international” et “globalisé”.

Déni des réalités
C’est de cela que témoigne cette production parfois revendiquée comme “conceptuelle” parce que rompant totalement avec la moralisation du photojournalisme – mais finalement propre à alimenter les galeries d’art qui se profilent déjà à Shanghai et Pékin. On en extraira le travail de Hai Bo, reconduction de portraits de groupes d’il y a trente ou quarante ans, reconstitués avec les protagonistes survivants ; et les mises en scène sculpturales révolutionnaires-critiques de Wang Qingsong (Past, Present, Future). Mais ces travaux sont plus décalés à Pingyao que dans une galerie occidentale (il expose actuellement à l’Espace Cardin à Paris), car la population locale, contrairement au vœu pieux des organisateurs, n’en verra rien. Pourtant, cette prétendue perspective critique, fort élégante et humoristique, superficielle, parfaitement tolérée parce que limitée aux cénacles artistiques, ne cache-t-elle pas un douloureux déni des réalités (la misère, le chômage), dont ne traitent ni les “reporters” des agences ni les artistes ?... Il faut chercher, parmi des centaines de photos dispersées, les travaux sur les migrants urbains ou sur les ouvriers de la Chine profonde. La photographie, aujourd’hui, a-t-elle encore quelque pouvoir sur les consciences ?

La cérémonie de remise des trois prix du “Meilleur photographe chinois” par L’Oréal allait révéler brutalement la vraie motivation du rituel social d’un festival : le savant dosage des lauréats – An Ge, le jeune Ya Niu dans la lignée de VU, et le solennel mais consensuel Liu Zheng présentant tout simplement Les Chinois – orchestrait le culte de l’actrice Gong Li, représentante officielle mais assez gênée du sponsor (excusez : partenaire financier) de la “beauté”, où l’on voyait après dissipation des fumées et des encens que la photographie, quelle qu’elle soit, ne serait qu’une petite feuille cachant la “beauté” obscène des marchés à venir.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°157 du 25 octobre 2002, avec le titre suivant : Pingyao, un festival chinois pétri de clichés

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