Les habits neufs du Van Abbemuseum

Le nouveau musée d’Eindhoven ouvre enfin ses portes après un entracte de huit années

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 7 février 2003 - 1094 mots

Après un long entracte de plusieurs années, l’extension du Van Abbemuseum de Eindhoven a été inaugurée le 17 janvier. Due à l’architecte amstellodamois Abel Cahen, elle permet à la remarquable collection d’art moderne et contemporain de se déployer dans un espace quatre fois plus étendu qu’auparavant.

EINDHOVEN - Au moment où de nombreuses institutions doivent renoncer à leurs projets d’extension (parfois superflus), le nouveau Van Abbemuseum, poussé par une nécessité organique, voit le jour, couronnement d’une histoire à bien des égards exemplaire et qui ne doit rien aux stratégies entrepreneuriales dont le modèle s’est révélé périlleux. Dans les années 1930, au sud des Pays-Bas, Eindhoven entame une irrésistible expansion économique et démographique qui culminera dans les années 1970 avec le rayonnement international de la firme électronique Philips, aujourd’hui omniprésente, du stade de football aux logements sociaux. Ce développement extrêmement rapide a façonné une ville qui, d’un point de vue architectural, semble n’avoir pas de passé et n’offre en tout cas aucun des charmes nostalgiques qui caractérisent Amsterdam ou Delft. Au chapitre des attractions touristiques, le Robert ne mentionne d’ailleurs que sa collection d’art moderne que l’on doit à l’initiative de Henri van Abbe (1880-1940), fabricant de cigares et collectionneur. C’est en 1933 qu’il propose à la municipalité de financer lui-même la construction d’un musée qui abritera en outre une donation d’œuvres d’art contemporain réunies par ses soins, et où figurent, entre autres, Jan Sluijters, Kees van Dongen, Constant Permeke. Dessiné par A. J. Kropholler, le bâtiment en briques rouges surmonté d’un clocher se répartit en une dizaine de salles, jouissant pour la plupart d’un éclairage zénithal. Après des débuts hésitants et l’intermède de la guerre, Edy de Wilde, qui dirigera le musée pendant près de vingt ans, va lui donner une impulsion décisive.
Des handicaps qu’accumulaient la ville et son musée, de Wilde a su faire autant d’atouts, de la modestie de ses moyens une force, des contradictions politiques et artistiques une dynamique. Comme d’autres avant et après lui, il fit le constat du coût prohibitif de l’art ancien et en profita pour théoriser un engagement dans l’art moderne et contemporain. Chagall (Hommage à Apollinaire), Kandinsky, Delaunay, Mondrian, Picasso (Femme en vert), puis Fernand Léger, Max Beckmann, Miró, Max Ernst, l’école de Paris et plus tard Cobra firent leur apparition sur les cimaises. La cohérence de ses choix et sa conviction viendront à bout des résistances d’un état d’esprit provincial que n’auront plus à affronter ses successeurs, affichant comme lui des partis pris tranchants.
Jean Leering (de 1964 à 1973), puis Rudi Fuchs (qui fut nommé en 1987 directeur du Stedelijk d’Amsterdam, dont il vient de démissionner brutalement [lire p. 5]) et Jan Debbaut, qui a mené à bien rénovation et extension du bâtiment, ont pu bénéficier d’une certaine indépendance et faire du Van Abbe un passage obligé de l’art en Europe. Les œuvres d’artistes comme Morris Louis, Joseph Beuys, Donald Judd, Mario Merz, Arnulf Rainer, Niele Toroni, Joseph Kosuth, Bruce Nauman, Jan Dibbets, Georg Baselitz ou Markus Lupertz ont été acquises ou exposées très tôt dans un musée qui tenait aussi un rôle de kunsthalle, leur octroyant parfois une toute première reconnaissance institutionnelle. On peut observer des ruptures dans les orientations des différents conservateurs, mais jamais d’oppositions nettes, encore moins de rejets, chacun étant parvenu à articuler et harmoniser ses propres choix à ceux de ses prédécesseurs.
Dans le même temps, quelques lacunes historiques furent comblées par des acquisitions spectaculaires, comme celle d’un ensemble de quatre-vingt-six pièces d’El Lissitzky, ou encore des œuvres de Moholy-Nagy, Van Doesburg, Kurt Schwitters et, plus récemment, de Marcel Broodthaers.

Libre association des œuvres
Ouvrant ses portes à de nouvelles générations (Tony Cragg, Jan Vercruysse, Thomas Schütte, René Daniëls, Marlene Dumas, Juan Muñoz puis Douglas Gordon, Mike Kelley, Aernout Mik, Jason Rhoades, Pierre Huyghe), Jan Debbaut a dû faire face à l’accroissement continu de la collection (favorisée à partir de 1998 par la Fondation des promoteurs du musée), riche aujourd’hui de 2 700 œuvres, qu’il ne pouvait évidemment montrer en même temps que des expositions temporaires.
Un premier projet d’Abel Cahen est soumis à la Ville en 1991 : englobant l’ancien bâtiment dans une structure étagée sur plusieurs niveaux, il suscite l’opposition farouche d’associations qui parviennent à faire classer le bâtiment des années 1930. Anticipant des travaux qui finalement n’eurent pas lieu, le musée avait émigré en 1995 dans un bâtiment industriel désaffecté près du stade, nommé Van Abbemuseum entracte, afin de poursuivre ses activités temporaires. L’entracte allait durer huit ans.
Aujourd’hui réalisé, le second projet d’Abel Cahen, à la fois contraint par les exigences patrimoniales et enrichi par l’expérience du très flexible espace provisoire, s’adosse à l’arrière de l’ancien bâtiment et s’étend sur les rives de la Dommel en deux ailes distinctes. L’une, qui abrite un auditorium et différents services, s’efface dans le paysage, l’autre, qui offre des espaces d’expositions intimistes ou monumentaux, s’élève sur trois et cinq niveaux. C’est cette dernière, avec ses volumes asymétriques recouverts d’ardoises et percée de baies vitrées, qui focalise l’attention. Il y a à la vérité peu de chances pour que cette construction austère passe à la postérité avec l’épithète de chef-d’œuvre. Et si, à l’intérieur, le parcours manque de limpidité, donnant parfois une impression labyrinthique, les différents espaces aux surfaces variables autorisent une souplesse dans l’accrochage dont Jan Debbaut a su immédiatement tirer parti. L’exposition inaugurale, “About we”, reflète avec beaucoup d’élégance quelques aspects cruciaux de la collection, en dehors de tout carcan chronologique, à l’écart de toute complaisance vis-à-vis du chef-d’œuvre. Aucun programme dogmatique, aucune velléité de démonstration : les époques et les styles se succèdent sans accroc ni effets volontaristes, comme si le moment était venu de présenter une vision globale de l’art du XXe siècle. Il est remarquable, cependant, que cette libre association des œuvres évite l’écueil des effets chaotiques inhérents aux accrochages thématiques et que s’impose une consistance presque palpable de l’histoire. Trois installations présentées pour la première fois témoignent de la dynamique à laquelle s’est attachée Jan Debbaut : celle de Douglas Gordon, The Secret Life Of The Onion de Jason Rhoades, et le projet collectif AnnLee, initié par Pierre Huyghe et Philippe Parreno. Ici, au moins, l’histoire ne connaît pas la fin précipitée que l’on cherche à lui assigner ailleurs.

OVER WIJ/ABOUT WE

Jusqu’au 25 août, Van Abbemuseum, Bilderdijklaan 10, Eindhoven. Ouvert tous les jours sauf le lundi 11h-17h, tél. 31 40 238 10 02 ou www.vanabbemuseum.nl. Catalogue de la collection, A companion to modern and contemporary art, sous la direction de Jan Debbaut et Monique Verhulst, 200 pages, 290 ill., 35 euros. ISBN 90-70149-85-0.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°164 du 7 février 2003, avec le titre suivant : Les habits neufs du Van Abbemuseum

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque