Photographie

En quelques années, les photographes allemands se sont imposés sur la scène internationale

Très demandés en galeries et en ventes publiques, Thomas Struth, Andreas Gursky, Thomas Ruff et Thomas Demand n’ont jamais eu autant la cote auprès des collectionneurs et des grands musées

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 21 février 2003 - 1776 mots

De rétrospectives en records de vente, les quatre photographes allemands Thomas Struth, Thomas Demand, Thomas Ruff et Andreas Gursky dominent le marché international de la photographie contemporaine. Grâce au travail de leurs galeristes, les artistes ont vu leurs cotes s’envoler sans toutefois échapper aux spéculateurs et à la loi du marché.

LONDRES ET NEW YORK - Les photographes allemands n’ont jamais eu autant la cote : Thomas Struth expose au Metropolitan Museum de New York (jusqu’au 18 mai); Andreas Gursky au Museum of Modern Art de San Francisco (SFMoMA, jusqu’au 1er juin); une exposition de Thomas Demand vient de s’achever au Castello di Rivoli, près de Turin, et celle de Thomas Ruff a entrepris une tournée en dix étapes dans six pays différents. Même si l’on prend en compte les critères du marché de l’art contemporain, actuellement en plein essor, leurs œuvres atteignent des prix sans précédent. En moins de dix ans, Andreas Gursky, Thomas Struth, Thomas Ruff et leur jeune confrère Thomas Demand se sont frayés une voie royale dans les salles de vente et les galeries. La cote d’Andreas Gursky a même progressé de 3 000 % en 1999. Les prix, aujourd’hui stabilisés, ont affiché un taux de croissance moyen de 16 % l’année dernière. Pour Thomas Struth, les prix ont augmenté de 17 % et, pour Thomas Demand, de 23 % ; seul Thomas Ruff a connu une légère baisse de – 3 % (1).
À l’exception de Thomas Demand, cette génération surdouée de photographes allemands est née, dans les années 1970, dans le creuset de l’excellence artistique, la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf, et auprès d’influents professeurs, Bernd et Hilla Becher, les célèbres photographes de sites industriels. Les artistes de cette génération ont adopté de grands formats. Andreas Gursky, né en 1955, a réalisé des panoramas de salles de marchés financiers, d’immeubles, de rayonnages de supermarché et de soirées. Thomas Struth, né en 1954, s’est fait un nom avec ses grandes pièces architecturales en couleur, dont des intérieurs de musées ; il s’est également intéressé aux paysages, aux portraits et même aux fleurs. Thomas Ruff, né en 1958, propose un choix de sujets plus variés : scènes d’intérieurs, nus, portraits, architectures, et ciels étoilés.
Ces trois artistes ont pris leur envol à la fin des années 1980, notamment grâce à la Foire de Cologne, qui battait alors son plein. La présence de nombreux galeristes américains garantissait la reconnaissance et la prise en charge de ces nouveaux talents. Andreas Gursky a bénéficié de sa première exposition personnelle à l’étranger en 1989 à la 303 Gallery de New York, tandis que Thomas Struth, qui lui avait initialement fait un peu d’ombre, a présenté ses œuvres en 1990 à la Marian Goodman Gallery, à New York toujours. Thomas Ruff a exposé dès 1986 ses portraits à la Fraenkel Gallery, à San Francisco. Le plus jeune des quatre, Thomas Demand, âgé de trente-neuf ans, propose un travail sensiblement différent : il construit des environnements grandeur nature – un pont, un bureau –, les photographie puis les détruit. Étudiant au Goldsmiths College, à Londres, il a été remarqué par la Victoria Miro Gallery et y a exposé pour la première fois en 1995.

Tous leurs travaux sont produits en édition limitée, en général moins de dix exemplaires auxquels une épreuve d’artiste peut venir s’ajouter. “Il y avait quelque chose dans le format, dans la façon innovante dont les œuvres étaient encadrées, qui leur donnait une identité bien à part. Elles étaient comme des objets autonomes ; certaines étaient tirées sur du Plexiglas. Elles se distinguaient des autres œuvres photographiques réalisées auparavant”, se souvient Simon Lee, éminent marchand du second marché. En 1998, celui-ci a vendu au fonds d’investissement suisse Pisces Trust toute la collection de photographies d’Andreas Gursky appartenant à Charles Saatchi.

Il y a quelques années encore, les prix ne représentaient qu’un faible pourcentage de ceux pratiqués aujourd’hui. À Paris Photo, en 1998, Marian Goodman proposait les photographies de Thomas Struth à 1 700 dollars (1 580 euros) sans réussir à en vendre une seule ; la même année, un Giordano Bruno d’Andreas Gursky s’est vendu 6 500 livres sterling (9 800 euros) lors d’une vente chez Sotheby’s à Londres. L’une des images les plus demandées de Thomas Struth, Galleria dell’Accademia, a été adjugée 14 000 dollars chez Christie’s à New York en 1995 ; en 2002, un autre tirage de la même image a trouvé acquéreur au prix de 207 000 livres (313 000 euros), soit trois fois son estimation, chez Sotheby’s. Une Constellation de Thomas Ruff a atteint 10 000 dollars tout ronds en 1991. Quant à Thomas Demand, ses œuvres étaient mises en vente à 2 000 livres (3 000 euros) lors de ses premières expositions, sans nécessairement trouver acquéreur ; l’année dernière, Studio s’est vendu 65 000 livres (98 000 euros) chez Christie’s à Londres.

Même si cette époque est révolue, le marché reste, selon Simon Lee, très fragmenté : certaines images sont très demandées tandis que d’autres se vendent à des prix tout à fait inférieurs. Le paroxysme a été atteint chez Christie’s en 2001 et 2002, au cours de deux séances où la maison de ventes a mis aux enchères des œuvres de la collection Hans Grothe, précédemment réunie avec l’aide de la galeriste munichoise Monika Sprüth. En novembre 2001 à New York, l’auctioneer a enregistré un nouveau record pour Andreas Gursky, lorsque la conseillère en art coréenne, June Lee, s’est offert l’immense panorama, presque abstrait, d’un immeuble parisien, Paris, Montparnasse, pour 600 000 dollars. Scénario identique en février 2002. June Lee a acquis Untitled V, véritable nature morte de mode appartenant à Hans Grothe, pour 432 750 livres (653 360 euros) – le double de l’estimation. La conseillère était accompagnée de sa cliente, Mme Song-Won Hong, qui, selon la rumeur, achèterait pour le compte du Musée Ho-Am, près de Séoul. Après cette flambée spectaculaire, les prix ont chuté. “La machine s’est emballée et, aujourd’hui, ce marché a perdu de la vitesse”, reconnaît Gérard Goodrow, spécialiste en art contemporain chez Christie’s. “Si l’image de l’immeuble de Montparnasse s’est bien vendue, c’est parce qu’elle était la seule disponible sur le marché ;  toutes les autres étaient déjà dans des musées.” Cependant, il remarque que, pour Andreas Gursky, “ce sont les images aux qualités picturales qui réalisent les meilleurs résultats”. Le format compte aussi beaucoup : une série d’images de plus petit format des boutiques Prada n’a en aucun cas la même valeur.

La même loi du marché s’applique à Thomas Struth ; les prix de ses images emblématiques de musées et de bâtiments dépassent, et de loin, ceux atteints par ses autres séries. Le prix le plus élevé a été réalisé en mai dernier lorsqu’une façade du Dôme de Milan a doublé son estimation basse pour partir à 317 500 dollars chez Christie’s, à New York. On a pu se rendre compte à cette occasion de la vitesse d’évolution du marché, puisqu’en 1998 la galeriste milanaise Monica de Cardenas proposait cette édition à 35 000 dollars. Cependant, les paysages n’ont pas connu la même flambée des prix. L’un d’entre eux a en effet été proposé à la vente chez Sotheby’s Londres, le 7 février, avec une estimation de 10 000 à 15 000 livres (15 000 à 20 000 euros). Il a été adjugé 19 200 livres (29 000 euros).

Pour une progression lente des prix
Il aura fallu plus de temps à Thomas Ruff qu’à ses deux contemporains pour occuper le devant de la scène, ce grâce à sa série Constellation, la plus recherchée de ses créations : ces images, qui ne partaient pas à plus de 6 000 dollars au début des années 1990, se situent aujourd’hui dans une fourchette de prix oscillant entre 80 000 et 100 000 dollars. “Thomas Ruff est moins commercial, explique Gérard Goodrow. Son travail est plus varié, il prend plus de risques. Je pense qu’il a toujours un potentiel énorme.”

En ce qui concerne Thomas Demand, l’offre ne parvient pas à satisfaire la demande. Selon Glenn Scott Wright, de la Victoria Miro Gallery, qui représente l’artiste, “il ne produit que cinq œuvres par an environ, en édition de six, et nous devons inscrire les musées et les collectionneurs sur une liste d’attente. Nous ne pouvons pas proposer une œuvre nouvelle de Thomas Demand à quelqu’un que nous ne connaissons pas. Il est bien évident que nous privilégions nos collectionneurs, à commencer par les musées. Nous savons ce qu’ils ont, qu’ils prennent soin de l’œuvre et qu’ils ne la mettront pas aux enchères pour s’assurer une plus-value rapide.” La galerie présente actuellement Kabine, au prix de 38 000 dollars – toutes les pièces ont été vendues, dont une réservée pour un musée. Ce premier marché est exclusif et très contrôlé, ce qui explique pourquoi les prix réalisés sur le second marché sont si élevés et peuvent entraîner une avalanche d’œuvres proposées aux enchères. La conséquence immédiate est le taux élevé d’invendus. Pour la première moitié de 2002, 44 % des œuvres de Thomas Ruff proposées à la vente n’ont pas trouvé acquéreur, contre 38 % pour Andreas Gursky et 35 % pour Thomas Struth. “Il y avait trop d’œuvres sur le marché et, surtout, elles n’étaient pas les plus recherchées. En outre, les vendeurs étaient un peu trop gourmands, et les deux facteurs cumulés ont eu pour conséquence un taux d’invendus important,” explique Gérard Goodrow. Monika Sprüth a ainsi été surprise d’apprendre que Hans Grothe avait décidé de vendre sa collection : “La spéculation est dangereuse pour un artiste ; on peut ruiner une carrière. En tant que marchands, nous devons veiller sur eux et construire leur réputation, et nous voulons une progression lente des prix.” Aussi, à l’instar des autres marchands, celle-ci contrôle le marché de manière étroite. Gérard Goodrow et Glenn Scott Wright rassureront sûrement les acheteurs potentiels : selon eux, il serait plus facile d’acheter ces œuvres aujourd’hui en Allemagne, sans doute en raison d’un marché beaucoup plus souple lié aux problèmes économiques auquel doit faire face le pays.

(1) Les chiffres de cet article proviennent de Artprice.com

Où trouver leurs œuvres ?

Andreas Gursky
Matthew Marks, New York Monica Sprüth et Philomene Magers, Cologne et Munich Victoria Miro, Londres Ghislaine Hussenot, Paris

Thomas Struth
Galerie Max Hetzler, Berlin Paul Andriesse, Amsterdam Monica de Cardenas, Milan Johnen Schöttle, Cologne Marian Goodman, New York et Paris

Thomas Ruff
Sharon Essor, Londres David Zwirner, New York Johnen Schöttle, Cologne Mai 36 Galerie, Zurich Philip Nelson, Paris
 

Thomas Demand
303 Gallery, New York Schipper et Krome, Berlin Lia Rumma, Milan Rüdiger Schöttle, Munich Monica Sprüth et Philomene Magers, Cologne et Munich Victoria Miro, Londres

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°165 du 21 février 2003, avec le titre suivant : En quelques années, les photographes allemands se sont imposés sur la scène internationale

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