Allemagne - Histoire de l'art

Allemagne : les années 1920 en toute objectivité

L’art sans concession de l’entre-deux-guerres mis à l’honneur à Grenoble et à Paris

Par Marcella Lista · Le Journal des Arts

Le 21 février 2003 - 1916 mots

Définie dans les années 1920 par l’historien d’art Gustav Hartlaub pour qualifier le dépassement par les peintres allemands de la manière expressionniste, la Nouvelle Objectivité et les artistes qui s’y rattachent, de Christian Schad à Georg Schrimpf, n’en reste pas moins liée à l’expérimentation des avant-gardes. L’exposition "Allemagne années 20 : la Nouvelle Objectivité" au Musée de Grenoble, ou la présentation des dessins d’Otto Dix au Centre Pompidou, à Paris, donnent actuellement l’occasion de revenir sur un mouvement qui, des années 1910 aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, s’est nourri du cosmopolitisme du Berlin de la République de Weimar et a entrenenu un débat pictural ressourcé à un certain classicisme et bouleversé par l’apport de la photographie.

L’exposition qui s’ouvrait en juin 1925 à la Städtische Kunsthalle de Mannheim, sous le titre de “La Nouvelle Objectivité – la peinture allemande depuis l’expressionnisme”, entendait bien consacrer une appellation. Œuvre de l’historien d’art Gustav Hartlaub, elle avait fait l’objet d’une véritable enquête critique dans tout le milieu de l’art allemand (auprès des galeries, des artistes, des musées), afin de recenser, au sein des productions contemporaines, cette ligne figurative et “objective” que l’on voyait se développer depuis la Première Guerre mondiale. C’est surtout en réaction à la peinture expressionniste que se définit d’emblée la Nouvelle Objectivité, avec son inventaire distancié du réel. Au mysticisme subjectif des premiers abstraits, Hartlaub oppose en effet le goût pour “la réalité absolument tangible” des “peintres allemands qui, après le dépassement de la manière expressionniste, aspirent à une façon de peindre qui met l’accent tant sur la composition que sur la figuration objective”. L’approche comparative, il faut le préciser, était dans l’air – la méthode même en avait été théorisée par l’historien Heinrich Wölfflin, qui opposait, au début du siècle, dans ses célèbres Principes fondamentaux d’histoire de l’art, les formes mesurées et stables de la Renaissance à l’énergie multidirectionnelle du baroque. Parue quelques mois avant l’ouverture de l’exposition de Mannheim, une brochure signée par le critique d’art Franz Roh, Post-expressionnisme – réalisme magique, commentait de manière  systématique ce que l’on comprenait alors comme un nouveau phénomène de mutation stylistique. On s’attachait dès lors à saisir la transition entre les formes mobiles et impulsives de l’expressionnisme et le dessin solide, équilibré, d’une nouvelle peinture figurative, ancrée dans la matière. Procédant par grandes généralisations, le regard posé par la critique allemande sur l’art des années 1920 a ainsi tout naturellement légué aux manuels d’histoire de l’art un courant pictural constitué. À y regarder de plus près, la Nouvelle Objectivité recouvre pourtant un panorama très éclaté : les caricatures corrosives de Georg Grosz, la violence glacée d’Otto Dix ou de Christian Schad y croisent la plénitude intemporelle des paysages de Georg Schrimpf, autant que les descriptions fantomatiques de Karl Hubbuch ou de Franz Radziwill.

“Aile gauche”, “aile droite”
Dès 1922, Gustav Hartlaub répondait à une enquête menée par la revue Die Kunstblatt, “Vers un nouveau naturalisme ?”, en définissant deux variantes de ce mouvement général vers la figuration réaliste. Une “aile gauche”, enracinée dans la culture cosmopolite de Berlin, puise à la satire sociale et garde manifestement quelque chose de l’esprit nihiliste de Dada, dont certains de ses membres (Grosz, Schad) sont issus. Animée d’une véhémence critique à l’égard du monde contemporain, elle trouve son expression la plus singulière dans la description directe de la grande ville et son défilé de marginaux en perdition : chômeurs, prostituées, mutilés de guerre. Une “aile droite”, localisée dans le sud de l’Allemagne, à Munich, apparaît caractérisée par son goût pour la culture italienne classique, ce qui lui vaut d’être rattachée par Hartlaub à la Peinture métaphysique de Giorgio De Chirico et de Carlo Carrà. L’interprétation politique de ces tendances, si elle n’est pas exprimée de manière explicite, transparaît assez clairement dans les propos du conservateur de Mannheim.

Mais les fondements mêmes de cette opposition (tributaire elle aussi du réflexe comparatif qui marque la critique allemande de l’époque) se prêtent à de multiples nuances. L’influence de la Peinture métaphysique, par exemple, est très sensible dans les œuvres des Berlinois Georg Grosz et Rudolf Schlichter, entre 1920 et 1921, à travers le thème de l’homme-mannequin. Ce dernier évoque ici l’hybridité constitutive d’un sujet qui échappe à lui-même, qu’il soit l’instrument du pouvoir politique ou en proie à cette “inquiétante étrangeté” par laquelle l’inconscient freudien laisse reconnaître son emprise sur la raison. Si l’on retient par ailleurs les éléments qui, chez les peintres munichois Georg Schrimpf et Carlo Mense, témoignent d’une tendance à l’intemporel arcadien, force est de constater qu’ils appartiennent à une tradition mûrie depuis le XIXe siècle. Les jeunes rondeurs peintes par Schrimpf trouvent leur antécédent chez le peintre romantique Philip Otto Runge, et empruntent aussi au réalisme naïf du douanier Rousseau. Carlo Mense, quant à lui, crée une “italienneté” de surface aux lignes sèches, qui renvoit à la vanité de toute démarche constructive.
Qu’elle se penche sur les hypocrisies de la République de Weimar, comme Grosz affirmant “brandir un miroir” face à un monde “laid, malade et menteur”, ou qu’elle cherche à trouver refuge dans l’intemporel loin du contexte urbain, l’esthétique délimitée par Hartlaub trahit une incertitude fondamentale devant la réalité observée. La sobriété apolitique des peintres de Munich en est un témoignage supplémentaire. Comme la plupart des artistes exposés à Mannheim, Schrimpf a pris une part directe à l’activisme communiste porté par la Révolution de 1918. Cela ne l’empêchera pas d’être momentanément perçu par le pouvoir nazi comme le représentant idéal des valeurs du IIIe Reich, avant que la mise au jour de son passé ne réoriente son œuvre vers le bûcher de l’”art dégénéré”. Au moment où Dix et Schad se réclament d’un “retour au métier” avec la remise à l’honneur de la technique du glacis, les simplifications primitivistes de Schrimpf, “ces jeunes filles étonnamment pures, [ces] paysages exagérément pacifiques” qui frappaient l’écrivain Oskar Maria Graf, formulent un doute sur la capacité de l’homme moderne à se réapproprier son passé.

Les visages de Weimar
La photographie n’est pas un élément indifférent dans cette réflexion généralisée sur la légitimité de l’image peinte. Réputé reproduire fidèlement le réel, ce médium mécanique devient un modèle de référence pour une sensibilité picturale qui fait mine de mettre en retrait la subjectivité de l’auteur au profit du simple constat. Et ceci, au même titre que le dessin industriel. Mais elle invite aussi à reconsidérer le rapport entre le singulier et le général, en construisant une nouvelle vision fragmentaire de la société. Le projet du photographe August Sander, lancé dès 1918 sous le titre Hommes du XXe siècle, offre de ce point de vue un parallèle immédiat avec les préoccupations de la Nouvelle Objectivité. Ce gigantesque album inachevé, véritable recensement iconographique des corps de métiers, devait brosser l’image d’une société entière à travers les modèles anonymes de chaque profession.

Bien des portraits de la Nouvelle Objectivité sont pris dans le prisme de cette approche impersonnelle. Chez Dix, les portraits de commande optent pour une mise en lumière de la profession du modèle, renvoyant chaque personnalité individuelle à une réalité collective. Dans ce contexte, l’attention portée au détail des objets, des instruments et des accessoires, tels que matériel médical, cigarette à la main ou bibelots personnels, exprime les valeurs partagées au sein d’une catégorie sociale définie. La conformité à un type transparaît jusque dans la pose narcissique des autoportraits de Dix ou de Beckmann.
En eux-mêmes, les objets industriels se prêtent au regard de l’“œil devenu machine” que le critique Paul Westheim relève, en 1923, parmi les traits majeurs du courant figuratif. La nouvelle plasticité des formes usinées focalise l’attention dans les natures mortes, qui, sans accéder aux stylisations régulières des productions de l’Esprit Nouveau en France, témoignent de la persistance banale des choses sous un regard quotidien. C’est notamment le cas des natures mortes sobres, réunissant des objets usuels, que décline le peintre de Karlsruhe, Rudolf Dischinger. La description est pensée en tant que telle par les artistes localisés dans ce troisième foyer de la Nouvelle Objectivité, qui figuraient également à l’exposition de Mannheim. Dans l’œuvre de Georg Scholz, originaire lui aussi de Karlsruhe, des paysages urbains apparaissent figés dans une vacuité que l’on dirait constante. Ses compositions reposent sur une alternance de zones stylisées, sans détail, et de zones fortement descriptives, parvenant à un artefact inquiétant. Si la photographie fait figure de langage de référence pour la peinture, les transferts sémantiques se révèlent complexes car ils sont générateurs de nouvelles sources de confusion.

La troublante puissance de la ligne
La Nouvelle Objectivité semble dans les années 1920 tirer son unité de l’intérêt manifesté par ses protagonistes pour la pratique du dessin. Dès l’entrée en guerre cependant, le dessin est le terrain d’investigation privilégié pour des artistes tels que Grosz et Dix : ces derniers mènent alors un procédé de destruction active des formes, en liaison directe avec la thématique guerrière. Chez d’autres artistes, l’expressionnisme confère à la couleur une force irradiante susceptible de dissoudre les formes mêmes de l’objet. Les tendances figuratives des années 1920 partagent en revanche le principe d’un “retour” au dessin de contour, qui délimite et isole les objets dans l’espace. L’espace seul a gardé quelque chose du flottement expressionniste : les perspectives se tordent, se dérobent sous le poids du gros plan qui déforme comme une loupe le détail considéré en lui-même. C’est au nom de l’“objet” que Dix défend en 1927 une “intensification des formes d’expression déjà existantes, in nuce, chez les vieux maîtres”. Dans des chefs-d’œuvre, tel son célèbre portrait de la Journaliste Sylvia von Harden (1926, conservé au Musée national d’art moderne, à Paris), l’élément coloré, bien que gouverné par la ligne, ne se trouve pas pour autant éteint. Suintant sur toute la surface lissée de l’image, il apparaît comprimé par l’énergie surdéterminée du contour, que seconde le glacis rétenteur qui vient clore hermétiquement la surface du tableau.

La technique de l’aquarelle privilégiée par les artistes de Karlsruhe, Karl Hubbuch et Rudolf Dischinger, donne une issue particulière au conflit entre ligne et couleur : porté par son acuité descriptive, le dessin parvient à déréaliser l’objet. Les couleurs s’effacent et la matière en vient à se vider, comme si seul le contour tenait finalement lieu de substance. Le procédé n’est pas étranger aux effets de l’image photographique ; la réalité y est pareillement rendue comme la trace fantomatique des objets physiquement présents qui la constituent.

L’élément linéaire, traditionnellement désigné comme la partie rationnelle et régulatrice de la peinture, se révèle en dernière instance porteur d’un ultime basculement. À la veille du IIIe Reich, la Nouvelle Objectivité met en chantier un travail graphique qui reste profondément lié à l’esprit d’expérimentation et à la polysémie formelle des avant-gardes. C’est le grand mérite qu’offrent les expositions consacrées aux dessins de la Nouvelle Objectivité, au Musée de Grenoble, et à Otto Dix en particulier, dans la Galerie d’art graphique du Musée national d’art moderne, que de rendre compte de cette continuité, en donnant à voir la pluralité d’une recherche qui s’étend des années 1910 jusqu’aux prémices du second conflit mondial.

ALLEMAGNE ANNÉES 20 : LA NOUVELLE OBJECTIVITÉ,

jusqu’au 11 mai, Musée de Grenoble, 5 place de Lavalette, 38 000 Grenoble, tél. 04 76 36 44 44, www.museedegrenoble.fr, tlj sauf mardi, 10h-18h30, catalogue RMN/Musée de Grenoble, 248 p., 38 euros. - OTTO DIX. DESSINS D’UNE GUERRE À L’AUTRE, jusqu’au 31 mars, Centre Georges-Pompidou, Galerie d’art graphique, niveau 4, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi, 11h-22h. Catalogue éd. Gallimard/Centre Pompidou, 160 p., 39 euros. ISBN 2-07-011733-2

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°165 du 21 février 2003, avec le titre suivant : Allemagne : les années 1920 en toute objectivité

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque