Design

Tourner la tête

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 7 mars 2003 - 733 mots

En design comme en art, les formes voyagent inévitablement à travers l’histoire. Et la limite est souvent floue entre inspiration et imitation.

Rares sont les occasions où les recherches des artistes rejoignent, un tant soit peu, celles des designers. C’est le cas pourtant, en ce début d’année, avec maints travaux autour d’une forme déclinée à partir d’un profil humain.
En janvier, au Salon Maison & Objet, à Paris, parmi la collection de coupes, bols et vases dessinée par le designer anglo-égyptien Karim Rashid pour la firme portugaise Marinha Grande (1), trônait en bonne place un vase modestement baptisé Ego (sic !). Originalité : sa forme. Elle résulte de la rotation, sur un même axe, d’un profil humain... celui du designer. Le résultat, censé étonner, est loin d’être nouveau. On pense notamment à une œuvre réalisée en 1933 par le sculpteur italien Renato Bertelli : une “tête” baptisée Profilo continuo di Mussolini (2), qui représente le profil du Duce en rotation sur lui-même. S’il était supposé exprimer, à l’époque, le dynamisme et la modernité de cette ère nouvelle que prônait le futurisme italien, le Profilo continuo servit surtout à la propagande du régime fasciste de Benito Mussolini. En 1997, un exemplaire a été présenté dans l’exposition “Les années 1930 en Europe”, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Deux ans plus tard, les RADI Designers usèrent du même principe pour élaborer leur tabouret Ray (édition Sentou), en résine laquée. Pour éviter, sans doute, de possibles railleries au sujet de leur ego, les quatre RADI ont, eux, préféré ne pas jouer avec leur propre trombine, optant pour celle plus emblématique du designer Ray Eames, la femme de Charles. À nouveau, il s’est agi, ici, de reproduire la méthode de manière basique.
Ces deux exemples ne sont pas uniques. Nombre de designers semblent aujourd’hui donner dans la traduction littérale d’un procédé, pis, d’une forme. L’application est parfois telle qu’on en vient à se demander s’ils parient sur l’ignorance de leurs semblables ou bien s’ils sont dans une citation cultivée et néanmoins discrète. Dans ce dernier cas, pourquoi alors ne pas tout simplement citer la source ? Dans un récent ouvrage, le designer Jean-Pierre Vitrac souligne : “Le design est en grande partie en train de sombrer dans le style et les retours en arrière. On copie, on clone, on imite. Et ce qui me sidère le plus, c’est ce que je considère comme du pillage : ou il s’agit d’un manque de culture, ce qui m’étonnerait compte tenu de la fidélité des imitations que l’on voit fleurir aujourd’hui, ou alors on joue délibérément sur l’absence de mémoire (3).”
Plus perspicaces, les artistes, eux, n’ont pas ce genre de tracas, tant ils s’éloignent du modèle originel. C’est le cas de Silhouettes (1992), sculpture de l’artiste suisse Markus Raetz montrée dans l’exposition “Nothing is lighter than Light”, prolongée jusqu’au 9 mars, à la Maison européenne de la photographie (4), à Paris (lire le JdA n° 164, du 7 février 2003). De prime abord, il s’agit d’une tête en fonte posée à l’envers sur un socle. Or un miroir judicieusement placé nous restitue, non pas le verso de ce crâne renversé, mais, comme par magie, cette même tête à l’endroit. Un bonheur d’illusion. Idem avec le travail que montre jusqu’au 15 mars Anthony Cragg à la galerie Chantal Crousel (5), à Paris. Pour réaliser ces quatre sculptures de bronze, dont In Mind (2002), le sculpteur anglais est lui aussi parti du principe d’un volume en rotation Il a cependant pris soin de le faire “pivoter” non pas autour d’un seul axe mais de plusieurs. La forme n’est plus uniforme, mais, au contraire, se déforme en de troublantes anamorphoses. Il faut alors tourner autour, lentement, pour voir peu à peu un (ou moult ?) profil(s) humain(s) apparaître, se dilater, puis s’évanouir. Peut-être est-ce ce soupçon d’émotion qui manque aux objets sus-cités.

(1) Deux vases Ego (75 et 95 euros) sont disponibles chez Chône, 60, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris, tél. 01 44 78 90 00.
(2) La sculpture de Renato Bertelli est visible sur www.exibart.com/notizia.asp?IDCategoria=68&IDNotizia=3066
(3) Citation tirée du livre Active Light de Jean-Charles Gaté et Jean-Pierre Vitrac, aux éditions Sortie de secours/Dézidés Production, janvier 2003.
(4) Maison européenne de la photographie, 5-7, rue de Fourcy, 75004 Paris, tél. 01 44 78 75 00.
(5) Galerie Chantal Crousel, 40 rue Quincampoix, 75004 Paris, tél. 01 42 77 38 87.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°166 du 7 mars 2003, avec le titre suivant : Tourner la tête

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