Les conseillers, éminences grises des collectionneurs

Au service des grands amateurs d’art, leur rôle est à la fois d’orienter et de négocier les acquisitions

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 21 mars 2003 - 2172 mots

Dictateurs du goût selon les uns, hommes liges des collectionneurs selon les autres, les conseillers jouissent depuis une dizaine d’années d’un pouvoir grandissant. Passage obligé des hommes d’affaires pressés, ces professionnels dessinent les contours et la saveur d’une collection. Dans le sillage de Marc Blondeau, deux nouveaux cabinets, Giraud-Pissarro-Ségalot et Lasartis, ont été créés l’an dernier. Profil d’une profession en évolution.

PARIS - Le rôle de conseil était autrefois endossé par le marchand ou, aux États-Unis, par le conservateur de musée. Si les conservateurs  américains régissent encore les goûts des collectionneurs, les galeristes peuvent plus difficilement cultiver cette fonction, faute d’un stock pléthorique capable de satisfaire de multiples demandes. Bien que dans certains domaines, comme celui des arts décoratifs, leur rôle de conseil soit préservé, ils sont aujourd’hui distancés par les conseillers indépendants. Ces derniers viennent principalement des maisons de ventes, où ils y ont fourbi leurs armes et tissé leurs réseaux. Vers l’âge de 40-45 ans, ils quittent des postes parfois sous-payés et dont la dimension administrative est devenue à la longue pesante. Spécialiste en art des XIXe et XXe siècles, Marc Blondeau fut l’un des premiers à instituer cette profession. Après avoir officié pendant dix-huit ans chez Sotheby’s, il lance son cabinet de conseil en 1987. “Notre rôle est de vendre un service plus sélectif qu’en vente publique. Il existe une différence entre vendre un prix de réserve, comme on est souvent conduit à le faire dans une maison de ventes, et vendre une œuvre, explique-t-il. Chez Sotheby’s, je ne pouvais pas refuser des œuvres. Aujourd’hui, lorsque je propose une pièce à un collectionneur, j’en ai vu sept auparavant.” Ces professionnels récusent l’amalgame avec le courtier, même si le courtage reste constitutif de leur métier. “Le courtier en tant que tel est une profession en voie d’extinction, car le réseau des œuvres disponibles sur le marché est moins important. Dans les années 1950, les objets pouvaient passer entre plusieurs mains, la quantité d’œuvres brassées étant plus importante qu’à l’heure actuelle. Le marché s’assèche et laisse peu de place à de nombreux intervenants”, explique Lionel Pissarro. Il y a un an, ce spécialiste de l’impressionnisme et de l’art moderne a créé un cabinet de conseil avec Philippe Ségalot et Franck Giraud, anciens directeurs de départements de Christie’s. Si le courtier est un simple intermédiaire transactionnel, le conseiller entretient une relation quasi intime avec une poignée de collectionneurs, aide à construire un ensemble, apporte une expertise, sélectionne la source et la qualité des œuvres. “Les valeurs ont augmenté dans les mêmes proportions que les risques. Le collectionneur honnête dit qu’il a appris avec ses erreurs. Les erreurs coûtent cher aujourd’hui. Prendre un conseiller, c’est réduire les risques”, prêche Lionel Pissarro.
Les conseillers ne peuvent gérer de manière suivie qu’un petit portefeuille d’une dizaine de clients, ceci afin d’éviter les conflits d’intérêt. “Notre rôle n’est pas de les mettre en compétition comme les maisons de ventes”, affirme Marc Blondeau. Les professionnels décrètent ne pas offrir leurs services en fonction de la surface financière de leurs clients. Ils aiguillent les bourses moins replètes vers les œuvres sur papier ou les sculptures, encore abordables. Les tickets d’entrée restent toutefois importants. Marc Blondeau effectue une centaine de transactions annuelles entre 50 000 et 5 millions de dollars (46 000 et 4,6 millions d’euros). L’ancien directeur de Christie’s, Hugues Joffre, associé depuis avril 2002 à Franck Prazan au sein du cabinet Lasartis, affiche un rythme de deux à trois transactions mensuelles entre 100 000 et 3 millions de dollars, la majorité se situant autour de 300 000-400 000 dollars. Le trio Giraud-Pissarro-Ségalot a réalisé près de quatre-vingts transactions l’an dernier. Marc Blondeau traite de manière continue avec six à douze collectionneurs, principalement américains pour l’art d’avant guerre. La clientèle pour l’art d’après guerre est constituée à 40 % d’Européens et à 60 % d’Américains. Âgés pour la plupart une cinquantaine d’années, les collectionneurs américains sont souvent des financiers, leurs homologues européens plus fréquemment des industriels. “Mes clients achètent régulièrement, en moyenne plus de cinq œuvres par an. Pour certains achats, ils se font mal financièrement. Se faire mal, c’est payer 100 000 dollars pour un très jeune artiste ou un million de dollars pour l’après-guerre”, déclare de son côté Philippe Ségalot. “En Europe, les transactions sont moins importantes en termes de chiffre, mais plus continues. Aux États-Unis, on fonctionne plus par à-coups”, constate Marc Blondeau. Alexandre Pradère et Étienne Bréton, respectivement spécialistes en mobilier et en tableaux anciens, observent de nettes différences de comportement entre le Vieux et le Nouveau Continent : “Les Français sont plus touchés par l’aspect historique, le sujet. Les Américains aiment les compositions clairement lisibles. Ils sont aussi très soucieux de l’état. Les meubles ou les tableaux doivent impérativement être restaurés. Les Français n’ont pas peur d’acheter des objets ‘dans leur jus’”, explique le duo associé depuis trois ans à Marc Blondeau.

Délais de réflexion trop longs
Dans le domaine de l’art moderne et contemporain, l’uniformité guette les collections dans la mesure où, par un effet de mimétisme, les clients sont en quête des mêmes artistes. Les spécialistes de l’art du XXe siècle évitent souvent les ventes aux musées en raison des délais de réflexion trop longs. La négociation de La Jetée à Boulogne-sur-Mer, d’Édouard Manet, entre le trio Giraud-Pissarro-Ségalot et le Musée Van Gogh d’Amsterdam, aura duré six mois. Il s’agit toutefois de la seule transaction effectuée à ce jour par le cabinet avec un musée. En revanche, Étienne Bréton jouit d’un réseau d’une cinquantaine de musées, principalement américains, dotés d’un budget d’acquisition important comme le Getty (Los Angeles), dont les crédits sont de l’ordre de 100 millions de dollars par an. Les musées américains n’hésitent d’ailleurs pas à demander à ce spécialiste un audit régulier de leurs collections.
L’ascendant de ces nouveaux acteurs n’est pas pour plaire à tout le monde. Ils sont volontiers soupçonnés de constituer une collection par procuration, d’imposer à la manière des décorateurs américains leurs goûts et leur vision de l’art. “On soumet des idées et celles-ci font leur chemin. Notre rôle est d’entrouvrir des portes et non d’imposer des points de vue”, se défend Philippe Ségalot. Ils anticipent toutefois l’évolution d’une collection, poussant parfois leurs clients à surpayer une œuvre, ou  bien à tempérer leurs coups de foudre ou leurs rejets violents. Marc Blondeau a joui pendant près de sept ans d’une exclusivité auprès de François Pinault. Il a convaincu le milliardaire français d’acquérir une œuvre de Mondrian de 1925, Tableau losangique II, pour 8 millions de dollars le 15 mai 1990 chez Christie’s. Cet achat fut aussi l’élément déclencheur, intronisant François Pinault dans le cénacle des grands collectionneurs. À l’inverse, le conseiller freine les élans trop précipités. Ainsi Hugues Joffre a-t-il préféré, en mai 2002 chez Christie’s, juguler l’impétuosité de son client pour une œuvre de Jean Dubuffet, Paris-Montparnasse.
Les opportunités d’achat étant par trop disséminées, les collectionneurs papillonnent volontiers d’un spécialiste à un autre. “Les collectionneurs sont fidèles par définition, mais on ne peut pas être possessif. Je n’ai pas de complexe à amener un collectionneur chez un marchand pour voir une pièce, explique Marc Blondeau. Les Américains ne sont pas des gens faciles. Ils aiment la tension, construire un deal [transaction] pour le démonter, mettre en concurrence plusieurs professionnels.”
Les commissions pratiquées se situent autour de 10 %, avec des modulations possibles selon que l’œuvre est achetée en salle de ventes ou chez un collectionneur. Sur des pièces importantes, Marc Blondeau prélève une commission de 3 à 7 %. “Si le client a la possibilité d’acheter sans notre intermédiaire, dans une galerie ou en vente publique, on ne prend que 3 %”, explique Hugues Joffre.

Prospection discrète
En véritable truffier, les conseillers partent en quête d’objets spécifiques à l’attention de leurs clients. L’expérience de la vente publique se révèle probante pour dénicher les œuvres en mains privées. “On commence par compter les pièces disponibles. On ne trouve par exemple qu’une quinzaine d’œuvres très pointillistes de Signac des années 1888-1892 ou des vues de l’avenue de l’Opéra par Pissarro. Sur les 15, il y en a toujours 5 ou 6 qu’on ne sait pas localiser. Sur les autres, s’il y en a deux à vendre, c’est déjà un exploit”, explique Lionel Pissarro. “Pour les années 1940-1960, je peux dire sans prétention que sur les 40 tableaux les plus importants, je sais où se trouvent 25 ou 30 d’entre eux. Si on me demande un portrait de Dubuffet, je peux en localiser une vingtaine”, claironne Hugues Joffre. Il reste toutefois difficile de convaincre des clients parfois réticents de céder leurs trésors. “On peut faire une prospection, mais il ne faut pas qu’elle soit agressive. Si les propriétaires ne sont pas vendeurs, on risque d’être indiscret ou indélicat. Par ailleurs, donner une estimation pour une œuvre qui n’est pas à vendre, c’est la meilleure façon de la griller. Les gens ne sont pas prêts à écouter. Si éventuellement trois ans plus tard ils se montrent plus attentifs, ils escomptent l’estimation donnée, indépendamment de l’évolution du marché”, explique Marc Blondeau.
Dès lors qu’ils ne peuvent localiser les pièces, les conseillers font volontiers jouer les intermédiaires. Lionel Pissarro déniche principalement les œuvres chez les particuliers tandis que Philippe Ségalot panache volontiers les sources. Il s’est fait remarquer en achetant une Big Electric Chair de 1967 d’Andy Warhol pour 4,5 millions de dollars en novembre dernier chez Christie’s. Il ne répugne d’ailleurs pas à confier aux maisons de ventes des œuvres dont les prix ont aisément des chances de flamber dans un contexte de surenchère. Ce spécialiste des “ventes-événements” avait ainsi choisi Christie’s pour proposer Happy Tears de Roy Lichtenstein. Choix judicieux puisque la toile fut adjugée au prix record de 7,1 millions de dollars en novembre 2002 (lire le JdA n° 160, 6 décembre 2002). “L’idée de la vente publique s’est imposée d’emblée. On a choisi la maison qui proposait la garantie et le marketing les plus intéressants. Dans ce cas, la maison de ventes nous donne une commission en nous rétrocédant 40 % de la commission vendeur. Pour les très grosses affaires, on négocie 0 % de frais vendeur pour nos clients. À ce moment-là, la société de ventes nous reverse une partie de la commission acheteur, mais ce n’est plus de l’ordre de 40 %. On cherche à négocier les meilleures conditions pour notre client et à ne pas le grever pour notre compte”, explique Philippe Ségalot. Les transactions privées, plus discrètes, sont plus fréquentes. C’est sans doute de gré à gré que le cabinet Giraud-Pissarro-Ségalot a négocié les deux grandes sculptures d’Henri Matisse figurant sur leur carte de vœux.

Chouchouter les vendeurs
Quelle place occuperont à terme ces acteurs dans l’échiquier du marché de l’art ? “Aujourd’hui, il existe deux métiers, marchand et maison de ventes. Pour que le marchand survive, il faut qu’il ait moins de stock endormi et plus d’objets confiés, estime Hugues Joffre. Les maisons de ventes sont performantes sur le très haut de gamme, les collections et aussi sur les objets très ordinaires. Mais aujourd’hui, les vendeurs aiment être chouchoutés et les maisons de ventes ne peuvent plus le faire de manière régulière pour autant de clients. C’est dans ce contexte que les conseillers ont un rôle à jouer.” Certains collectionneurs dédaignent les ventes publiques, malgré l’effet multiplicateur qu’elles induisent. Les maisons de ventes l’ont bien compris en développant des services de ventes privées. L’objectivité de leur avis est toutefois discutable. “Le conseiller présente moins de risques par rapport à une maison de ventes. On donne un avis distancié, en précisant par exemple s’il est judicieux de vendre ou pas. Dans une maison de ventes, l’objet passe dans les trois à cinq mois suivant son dépôt. La conjoncture peut avoir évolué. Si l’objet n’est pas vendu, il sera plus difficile à négocier par la suite. Lorsqu’on nous confie un objet, on le propose de manière discrète et précise. On pense à deux, trois ou quatre personnes. Si cela ne marche pas, l’objet n’est pas pour autant grillé”, soutiennent en chœur Alexandre Pradère et Étienne Bréton.
Le recours aux conseillers se révèle nécessaire pour les œuvres d’artistes contemporains dont le marché est verrouillé par leurs galeristes. Les cerbères de Chelsea sont très regardants quant à la personnalité de leurs clients. “On a recours à nous pour les artistes comme Maurizio Cattelan, Takashi Murakami ou Matthew Barney, pour lesquels il existe une liste d’attente, reconnaît Philippe Ségalot. Les galeries consentent à nous les vendre, car nous ne sommes pas des courtiers lambda. Elles font très attention à leurs clients pour éviter des reventes intempestives.” L’intervention de ces marchands privés n’entame pas le travail des galeries d’art contemporain, qui conservent la maîtrise de l’œuvre de l’artiste. Elle remet toutefois en question les vitrines du second marché, alourdies par les frais fixes.

- Blondeau associés, 11 rue de Miromenil, 75008 Paris, tél. 01 42 65 47 57 - Giraud-Pissarro-Ségalot, 6 rue des Beaux-Arts, 75006 Paris, tél. 07 46 33 74 11 - Lasartis, 20 rue du Cirque, 75008 Paris, tél. 01 40 17 94 80

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°167 du 21 mars 2003, avec le titre suivant : Les conseillers, éminences grises des collectionneurs

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