Brancusi : une restauration sans fin

Le Journal des Arts

Le 4 avril 2003 - 871 mots

La Colonne sans fin de Constantin Brancusi n’a pas fini de faire parler d’elle. Haute d’une trentaine de mètres, elle domine en Roumanie un mémorial de guerre datant de 1937-1938, qui rappelle la chute de la ville de Târgu-Jiu face à l’invasion allemande de 1916. Devant la volonté de respecter les vœux de l’artiste, l’œuvre a déjà nécessité de nombreuses restaurations, dont la dernière en date se révèle encore une fois infructueuse.

TÂRGU-JIU - En février 2001 s’achevait la troisième campagne de restauration de la Colonne sans fin de Constantin Brancusi, dont le coût s’est élevé à 1,5 million de dollars (1,39 million d’euros). Deux ans plus tard, selon des journaux roumains, trois des modules qui la composent ont déjà considérablement noirci, réduisant ainsi à néant le travail effectué.
Si la sculpture semble devoir, dans un futur proche, subir un nouveau traitement complet, c’est l’artiste lui-même qui est, malgré lui, à l’origine du problème. En 1937, son fournisseur de métal et l’ingénieur supervisant l’édification de la sculpture l’avaient informé du risque que recèlent les couches de cuivre, vaporisées de manière thermique, recouvrant les modules de fonte ; l’exposition aux intempéries devait entraîner à la longue le noircissement du métal. En dépit de cet avertissement, Constantin Brancusi opta pour le cuivre au lieu du bronze, qui s’assombrit moins rapidement au contact de la pluie. Son choix fut motivé par le coloris jaune relativement éclatant offert par le cuivre, du moins à court terme.
Lors des trois campagnes de restauration de la colonne, en 1965-1966, puis en 1975-1976, et enfin en 1996-2000, on utilisa le cuivre afin de rester fidèle au caractère originel de l’œuvre. Mais, bien que les restaurateurs se soient conformés scrupuleusement aux souhaits de l’artiste, ils ont du même coup fatalement condamné la colonne. Aussi la sculpture présente-t-elle aujourd’hui des signes identiques de noircissement.
Cette dernière détérioration aurait cependant pu être évitée. En 1991, un historien de l’art roumain, Radu Varia, signe un contrat avec le gouvernement de son pays afin de restaurer la colonne. Il propose une modification des matériaux, en accord total avec les lignes directrices fixées en 1964 par la Charte internationale de Venise pour la conservation et la restauration des monuments et des sites.
Au lieu d’utiliser le cuivre ou le bronze pour le revêtement extérieur, Radu Varia suggère l’emploi de l’aluminium cuivré, un alliage qui se révèle nettement plus jaune que l’un ou l’autre de ces composants tout en résistant davantage à la corrosion – raison pour laquelle il est communément utilisé pour les hélices de navires.
Le projet, approuvé à deux reprises par la commission nationale roumaine pour les Monuments historiques, prévoyait le remplacement du noyau en acier de la colonne. Selon les suppositions, l’armature datant de 1937 et réalisée en acier trempé était de qualité médiocre. Elle pourrait avoir rouillé de l’intérieur, menaçant ainsi la solidité de la structure. Cette dernière est déjà légèrement penchée, vraisemblablement en raison de la pose des fondations, sans oublier, au début des années 1950, la tentative des communistes de détruire la sculpture. Il est donc impossible de connaître l’état réel du noyau sans avoir recours à un démontage, qui constitue une opération irréversible. Ruda Varia proposait la pose d’une armature de remplacement parfaitement perpendiculaire, conformément à toutes les sculptures verticales de Constantin Brancusi. Ce nouveau noyau en acier inoxydable suédois de huit tonnes et demie aurait joui d’une espérance de vie de plus de cinq cents ans. De plus, le matériel était offert gratuitement par un consortium sidérurgique de Suède, tout comme sa livraison.
Mais, en décembre 1996, l’alternance conduit la droite au pouvoir en Roumanie. Le nouveau ministre de la Culture écarte Ruda Varia et impose une approche plus conservatrice. Donnant raison aux critiques qui affirmaient que ce noyau interne d’acier était, plus qu’une simple armature utilitaire, intrinsèquement constitutif de l’œuvre d’art, il ne fut pas donné suite à l’offre suédoise. Le choix de l’équipe de restauration est lui-même contestable : l’entreprise chargée de la restauration est spécialisée dans la fabrication d’hélicoptères... L’amateurisme qui caractérise l’approche de ces restaurateurs devint particulièrement évident dans l’application finale de la laque. Au lieu de la tester sur une longue période, comme il était stipulé par contrat, leur choix se porta sur une laque qui, selon eux, ferait l’affaire. Cette couche fut ensuite très vite appliquée, se ternissant instantanément, dépouillant ainsi la colonne de ce lustre typique qui caractérise les sculptures métalliques de l’artiste.
Le sommet de l’œuvre a également souffert de cette restauration hasardeuse. Quatre paratonnerres internes protégeaient auparavant la sculpture de la foudre, et l’efficacité de cette protection avait été démontrée à maintes reprises. Désormais, un paratonnerre de cinquante centimètres dépasse fièrement du sommet, affublé d’un câble qui le relie à une installation électrique interne. Cette pointe est perchée au sommet, devenu pointu tandis qu’il était autrefois pratiquement plat. Cette surface apparemment plane donnait alors au spectateur l’illusion que le module le plus élevé était comme coupé en son milieu, et que la sculpture continuait sans fin dans un domaine métaphysique invisible, comme le spécifie le sculpteur dans le titre de son œuvre. Aujourd’hui, la Colonne sans fin se termine brusquement par une forme ridicule que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le corpus de Constantin Brancusi.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Brancusi : une restauration sans fin

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