La vente Breton à la hauteur du mythe

Bataille d’enchères, fétichisme et coups de théâtre ont émaillé une vente d’anthologie

Le Journal des Arts

Le 2 mai 2003 - 1385 mots

Batailles d’enchères, préemptions massives, fétichisme et coups de théâtre : la dispersion de la collection d’André Breton à Drouot, du 7 au 17 avril, restera une vente d’anthologie, avant l’épilogue des dernières donations (lire en “Une”?). Revue de détail.

PARIS - Les résultats de la vente André Breton pourraient consoler plus d’un de ses détracteurs. Le poète voulait abolir toute idée de valeur marchande de sa collection, considérant qu’un beau galet avait la même valeur intrinsèque qu’un tableau. Certains des résultats ahurissants qui ont émaillé cette vente-fleuve de 6 249 lots lui ont donné raison. Le total de 46 028 787 euros remporté lors des vingt et une vacations qui ont dispersé sa collection dépasse largement les 30 millions escomptés. L’État, engagé à préempter par les militants réfractaires à la vente, somme toute restés discrets lors de cette semaine cruciale, l’a fait avec entrain : 335 préemptions au bénéfice d’une trentaine d’institutions, pour près de 14 millions d’euros. Rires, moqueries, clameurs et applaudissements ont épicé les ventes rythmées par les marteaux un brin métronomiques de Cyrille Cohen et Laurence Calmels. Quelques moments de panique dans les salles bondées ont parachevé le pittoresque de l’événement qui aura fait battre le cœur du quartier Drouot en accéléré quinze jours durant, de l’exposition de la collection au dernier lot adjugé.
Manuscrits, arts populaires, tableaux modernes, photographies et arts primitifs ont fait tourner les têtes et laissé sur leur faim les collectionneurs les moins fortunés. L’immense majorité des souvenirs, même modestes, du poète, est restée inabordable pour le commun des mortels.
Les six premiers jours de vente avaient donné le ton (lire le JdA n° 169, 18 avril 2003). Au total, les quelque 2 200 lots de la bibliothèque intime d’André Breton, livres et manuscrits, ont rapporté 8 378 459 euros. Les estimations hautes de 4,5 millions d’euros ont été de loin dépassées. L’État a préempté en masse pour les entités les plus diverses, du Centre Pompidou à la Ville de Sablé-sur-Sarthe. En tout, la première semaine, 215 lots de valeurs disparates ont été soustraits à l’appétit de collectionneurs souvent exaspérés, au premier rang desquels le combatif libraire parisien Jean-Claude Vrain. La tension entre conservateurs et collectionneurs était palpable, altercations en sortie de salle à la clé, au moment où s’achevait, après trois jours de vacations, la dispersion de cette colossale partie de la collection Breton.

85 moules à gaufres vendus
La suite de la vente a été à la hauteur du préambule. Le lendemain matin, 14 avril, la vacation de numismatique, avec son cortège de passionnés studieux, marquait une pause reposante. Les 118 lots proposés remportaient 83 558 euros. L’enchère la plus élevée accueillait une pièce des Osismes d’Armorique, adjugée 4 693 euros contre une estimation de 2 200 euros. Breton était féru des monnaies gauloises et de leurs symboles si éloignés des codes de représentation classique. Ce goût du “brut” l’avait mené à s’intéresser aux arts populaires, un fragment de sa collection qui a fait couler beaucoup d’encre avant la vente. Les moules à hosties, bénitiers et autres curiosités de la nature dispersés dans l’après-midi, avaient de quoi laisser perplexes les habitués des enchères, peu accoutumés à voir des racines flottées estimées 1 500 euros. Les esprits caustiques en furent pour leurs frais. L’âme de Breton soufflait décidément sur les salles 8 et 9. Dès les premiers coups de marteau, 12 274 euros accueillaient un diable en boîte de papier mâché estimé 1 000 euros maximum. Contre toute attente, une racine éclatée en forme de fleur dépassait, du haut de ses 165 116 euros d’adjudication, le fameux gant en bronze de Lise de Harne, reproduit dans Nadja, préempté à 48 133 euros pour la bibliothèque Jacques-Doucet. Les 323 lots de cette vacation ont atteint un total de 727 908 euros, dépassant les estimations et désespérant les curieux émoustillés ou les fétichistes au budget restreint. Les 85 moules à gaufres et les 99 bénitiers émaillés trouvaient tous preneurs, dans la fourchette de leurs estimations, entre 350 et 650 euros pour la plupart. Dans la soirée, lors de la première cession consacrée aux tableaux, l’excitation a atteint son paroxysme, dans une salle si bondée qu’elle a été menacée d’évacuation. Institutions et collectionneurs ont bataillé ferme face aux acheteurs plus discrets qui accaparaient 25 lignes téléphoniques.
Le produit des trois vacations d’art moderne frôle les 26,3 millions d’euros, avec des enchères somptueuses pour des artistes satellites du mouvement surréaliste comme Clovis Trouille ou Yves Laloy, ou encore de petits maîtres au charme indéniable, tels Charles Filiger. Cinq records mondiaux ont récompensé ces ventes animées où huées et applaudissements accueillaient les préemptions diverses. Celles du Centre Pompidou semblaient prendre un malin plaisir à contrecarrer les ambitions de Jean-Claude Vrain, qui paraît désormais sensible aux œuvres de toute la sphère surréaliste. La Femme de Jean Arp, relief en bois de 1927, préemptée au prix record de 2 807 372 euros (et reçue en donation par les héritières) volait la vedette au Piège de Juan Miró, huile sur toile de 1924. Estimé 5 millions d’euros, soit plus haute estimation de la vente, le tableau n’a été emporté qu’à 2,8 millions d’euros par un collectionneur.
Le lendemain, le rythme se maintenait avec la première des trois vacations dédiées à la photographie. Du cliché de vacances un peu flou aux splendides Cadavres exquis de Raoul Ubac, les 344 lots ont dépassé les 5,3 millions d’euros d’adjudication. Jugées confortables, les estimations ont pourtant été pulvérisées à mesure que la foule des acheteurs et spectateurs se laissaient gagner par le fétichisme. L’adjudication de 27 676 euros pour un ensemble de Photomatons de la petite bande de Breton, Magritte, Ernst et Éluard vers 1929 enfonçait le clou. L’heureux acheteur de ce lot estimé 600 euros est le galeriste new-yorkais Jack Banning, qui prépare pour 2004 une exposition sur le surréalisme.
Au regard de ces folies, le destin des 249 lots de la splendide collection d’arts premiers du poète semble bien raisonnable. Attendue comme un bouquet final, cette dernière vacation a caressé les 5,1 millions d’euros de produit vendu sans faire trop d’étincelles. Les estimations ont été dépassées, mais dans une moindre mesure. La rare et monumentale sculpture Uli de Nouvelle-Zélande, fleuron de la collection du maître, a enregistré “seulement” 1,2 million d’euros d’adjudication contre une estimation haute de 700 000 euros (rachetée et offerte par Aube Elléouët). Le superbe et rarissime masque d’Alaska en bois tendre et plumes a dépassé de 20 000 euros son estimation haute avec une adjudication à 198 704 euros. Comme prévu, les poupées indiennes kachinas tant aimées du poète ont décroché de belles enchères, triplant parfois leurs estimations. La surprise de la session est l’enchère de 81 826 euros décrochée par un tabouret de Tahiti estimé 7 000 euros tout au plus.
L’État a préempté trois fois pour le Musée du quai Branly, notamment un masque de Colombie-
Britannique à 288 272 euros. Le Musée de Marseille aura une poupée kachina Hopi. La vente s’est achevée par des applaudissements qui saluaient surtout la performance conjointe de Drouot, de l’étude Calmels et de ses experts pour l’organisation sans faille de ces quinze jours de “performance”. Malgré la splendeur des résultats, les protagonistes ont fêté leur succès au café du coin. Le lendemain matin, un profil d’André Breton fait au pochoir ornait la façade grise de l’hôtel Drouot.

Quelques enchères clé

- Lot n° 319 Racine éclatée, bois en forme de fleur, Mexique. Estimation : 10 000 / 20 000 euros. Adjudication : 165 116 euros - Lot n° 3187 La grande cuiller, grande cuiller de service en bois sculpté. Travail populaire, XIXe siècle photographié par Man Ray dans L’Amour fou. Long : 37 cm Estimation : 10 000/ 20 000 euros. Adjudication : 22 863 euros Préemptée par le Centre Georges-Pompidou - Lot n° 4016 Jean Arp (1886-1966), Femme, 1927, relief en bois peint, 136 x 100 cm Estimation : 600 000 / 800 000 euros. Adjudication : 2 807 372 euros Préemptée par le Centre Georges-Pompidou, reçue en donation par les héritères. Record mondial pour l’artiste - Lot n° 4050 Man Ray (1890-1976), Impossibilité Dancer / Danger, 1920, peinture à l’aérographe sur verre, signée et datée. 60,8 x 35,2 cm (sans cadre) Estimation : 800 000 / 1 200 000 euros. Adjudication : 1 575 812 euros Préemptée par le Centre Georges-Pompidou, reçue en donation

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°170 du 2 mai 2003, avec le titre suivant : La vente Breton à la hauteur du mythe

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