Nîmes

De brutales incertitudes

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 30 novembre 2007 - 713 mots

Au Carré d’Art, Chloe Piene et Jeppe Hein développent un univers marqué par la contrainte et la dislocation

NÎMES - Ce sont deux propositions monographiques qui chacune occupe une aile du Carré d’Art de Nîmes. Et ce, sans qu’a priori beaucoup de connexions ne puissent s’établir entre les univers de Jeppe Hein et de Chloe Piene. L’un développant une relecture technologique et sensorielle du minimalisme, l’autre faisant grincer l’inquiétude et la menace à travers des dessins et vidéos. Pourtant, les apparences se révèlent une nouvelle fois trompeuses, tant de nombreuses réflexions communes animent les deux démarches, diamétralement opposées d’un point de vue plastique.
Travaillant ici sur le thème du miroir et de la réflexion, l’artiste danois livre un accrochage dépouillé, composé de sept pièces seulement, où la fragmentation semble se poser en principe édificateur d’une œuvre qui impose au spectateur la dislocation de son image et, par-delà, une perte de contrôle certaine.
La démonstration en est la plus efficace avec le Spiral Labyrinth I (2007) montré dans le hall, qui, installé en extérieur, aurait fait une formidable œuvre d’art public, domaine où Hein se révèle être le plus talentueux. Avec deux rangées de lamelles en acier miroir qui s’interpénètrent et désignent un chemin, l’installation se joue de l’espace environnant autant que de l’image du regardeur. Elle entretient avec brio des ambiguïtés relatives à la dilatation et à la contraction de l’espace, au dedans et au dehors, au proche et au lointain.
L’expérience se révèle un peu moins probante avec les deux Rotating Pyramid (2007) et Inverse Rotating Pyramid (2007) ; se faisant face en un dispositif complémentaire et opposé qui lui aussi conduit à la perte de la représentation qu’est censée assurer le miroir. L’artiste s’amuse également de la mécanique du regard avec des demi-cubes de miroir dans lesquels des néons, en s’approchant, recomposent la totalité d’une sphère ou d’un cube lumineux (Corner Sphere, 2007, Neon Mirror Cube, 2006).
Lisse de prime abord, l’œuvre de Hein y transporte néanmoins le spectateur en son sein avec une certaine brutalité liée aux incertitudes qu’elle n’a de cesse de générer. Incertitudes qui, le plus souvent, résonnent comme autant de contraintes mentales.
De contrainte mentale, il est aussi question chez Chloe Piene, dont l’univers tendu n’en est pas moins porteur d’une redoutable brutalité, à force d’inquiétude instillée et de menace latente. Ses dessins imposent eux aussi une confrontation directe avec l’œuvre. Aussi directe que leurs modes d’exécution sans préparation apparente, rapides, nerveux et sans nuances, dans lesquels l’artiste semble se projeter totalement : « J’oublie tout quand je dessine. [...] Le dessin m’absorbe complètement », affirme-t-elle fort à propos, dans une auto-interview publiée dans le catalogue de l’exposition.
Entre humanité et animalité, sans narration véritable, mais avec une intense profondeur, ses feuilles content de sombres récits faits de décompositions et de fragments, de corps délabrés, morcelés, de mains noueuses, de membres osseux emmêlés comme dans les méandres d’une sombre histoire. Parfois, l’accouplement est perceptible mais entre le macabre et le joyeux. Le délice de la chair est contredit par le manque, l’absence, la disparition de quelque chose d’essentiel.
L’intense violence psychologique, qui sourd des dessins, explose dans des travaux vidéos où se distillent la folie, le risque diffus et la douleur. Une même salle en projette trois, tous inquiétants, qui se déclenchent l’un après l’autre. Ici, un nain dont l’arrivée est annoncée par ses gémissements venus d’une grille fixée dans le sol même de la salle (Dwarf, 2004). Là, un autoportrait furtif, en contre-plongée, sexe offert et visage presque détaché du corps avant qu’une masse blanchâtre ne recouvre l’image avec un hurlement de bête (Self Portrait, 1997). Et Stummfilm (2007), tourné dans la forêt près de Berlin, la nuit, où semble se révéler la part animale de l’être humain, d’autant plus prégnante que les voix sont déformées afin de les rendre plus graves et effrayantes encore. Dans ce triangle, les hurlements semblent composer un piège qui progressivement se referme, un piège perturbant et fascinant.

CHLOE PIENE – JEPPE HEIN

Jusqu’au 20 janvier 2008, Carré d’Art, place de la Maison Carrée, 30000 Nîmes, tél. 04 66 76 35 80, tlj sauf lundi 10h-18h. Catalogues : Jeppe Hein, 132 p., 80 ill., 25 euros, ISBN 978-2-907650-32-7 ; Chloe Piene, éd. Carré d’Art, 104 p., 70 ill., 30 euros, ISBN 978-2-907650-33-5.

CHLOE PIENE – JEPPE HEIN

- Commissaire : Françoise Cohen, directrice du Carré d’Art - Nombre d’œuvres : Jeppe Hein : 7 ; Chloe Piene : 29

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°270 du 30 novembre 2007, avec le titre suivant : De brutales incertitudes

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