Collectionner, la passion selon cinq amateurs

Arts primitifs, arts décoratifs, art ancien ou moderne, à chacun ses amours...

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 29 août 2003 - 2100 mots

Les collectionneurs sont à l’honneur du nouveau salon organisé par le Syndicat national des antiquaires (SNA) au Carrousel du Louvre, du 12 au 18 septembre. Faisant preuve de choix plutôt éclectiques, il est rare que ces amateurs soient captivés par un seul domaine. Nous en avons rencontré quelques-uns qui nous ont ouvert le livre de la grande passion qui anime leur vie, l’amour de l’objet d’art.

Jacques Hollander
Administrateur de sociétés immobilières, collectionneur, entre autres, de couverts et de dessins
Jacques Hollander possède la collection de couverts la plus importante au monde, de la période gothique à l’Art déco, en passant par les époques baroque, rococo et Art nouveau. Né en 1940 en Wallonie, Jacques Hollander est un fervent chineur depuis l’âge de 16 ans. Il achète ses premiers couverts à 17 ans, une passion qui, pour ce patron de l’hôtellerie, prendra de plus en plus d’ampleur. “J’ai vendu mon affaire, mais j’ai gardé mes couverts.” Mille pièces à l’intérêt à la fois fonctionnel et décoratif de cette collection belge sont actuellement exposées au Design Museum de Gand (jusqu’au 28 septembre). Une sélection de précieux couteaux, fourchettes et cuillères avait déjà été montrée au Musée Masséna de Nice en 1994. Le collectionneur espère qu’un jour l’ensemble trouvera définitivement sa place dans une institution. Toujours acheteur dans ce domaine, il avoue ne plus s’intéresser qu’aux pièces exceptionnelles, une quête de plus en plus difficile compte tenu du niveau actuel de sa collection. Deux couverts allemands du XVIIe siècle, l’un en serpentine à “l’esthétique en dehors du temps” et l’autre en ébène avec un filet d’argent au “dessin incroyable”, font partie de ses dernières acquisitions réalisées lors d’une vente publique en Allemagne. Outre les enchères, le collectionneur achète chez les grands antiquaires, dans les foires et salons d’antiquités. Plutôt conservateur, il revend rarement, “sauf à évacuer quelque élément trop décoratif”. Amateur de beaux objets de longue date, Jacques Hollander, loin d’être monomaniaque, réunit au contraire toutes sortes d’œuvres d’art dont des tableaux flamands et quelques morceaux d’archéologie égyptienne. Mais une passion pour les dessins anciens a pris le dessus depuis ces cinq dernières années. Pour monter sa collection de belles feuilles des XVIe et XVIIe siècles, il fait appel aux conseils de Nicholas Turner, anciennement conservateur au British Museum de Londres et au Getty Museum de Los Angeles. Cet éminent conseiller oriente judicieusement le collectionneur. “On est facilement attiré par un joli dessin. Or il faut transcender le sujet, explique l’amateur belge. Plus on voit des choses, plus on apprend.” Ce qui l’inspire : “trouver des pièces inconnues, par exemple un paysage italien de Gaspard Dughet (1615-1675), initiateur de la grande peinture classique de paysage.” Participer à la vie de l’histoire de l’art et apporter quelque chose au corpus de l’artiste reste le fil conducteur du collectionneur.

Armelle Malvoisin-Bianco

Alain Schoffel
Ancien marchand, collectionneur d’arts primitifs de tous les horizons
Alain Schoffel, 59 ans, est un collectionneur surdoué qui force le respect et l’admiration dans le milieu des arts premiers. Très jeune, il dévore les livres d’art et d’histoire. À 10 ans, il passe tout son argent de poche dans un premier achat, “deux flèches des Indiens d’Amérique du Nord, d’une grande finesse”. “Depuis, je n’ai jamais arrêté”, ajoute-t-il. À 15 ans, il est connu comme amateur averti rue Guénégaud et rue de Seine, le quartier historique pour l’art tribal à Paris. À 30 ans, il estime avoir acquis 80 % de ses plus beaux objets. “Je n’avais rien quand j’ai démarré.” Cela ne l’a pas empêché de faire d’extraordinaires trouvailles. “Quand on aime vraiment, cela ouvre des portes.” Encore adolescent, il achète pour trois fois rien un fétiche Bembé à son médecin, qui n’y voyait là qu’un banal témoignage anthropologique. Quelques années plus tard, lors d’un séjour en Angleterre, il paye 7 livres sterling de l’époque une pagaie en pierre des îles Gilbert issue de la collection Hooper. “Je l’ai encore. C’est la plus jolie que je n’aie jamais eue.” Aujourd’hui, sa collection réunit plus de 2 000 objets mais l’un de ses favoris reste un pendentif en ivoire représentant un fœtus Huana du Zaïre, trouvé à 16 ans. “Il en existe très peu de connus au monde.” Guidé par une connaissance encyclopédique de ces peuples doublée d’un sens inné du beau, il continue à enrichir sa collection, avec souvent des moyens limités. “Quand on n’a pas d’argent, on n’a pas le droit à l’erreur. Et peu m’importe de manger des nouilles pendant des années pour acheter un truc sublime.” Nonobstant la mode qui a porté en avant certaines productions africaines, il recommande “l’achat d’un joli Lobi à 2 000 euros plutôt que d’un mauvais Fang à 500 000 euros”. Mais l’Afrique n’est pas son seul centre d’intérêt. Alain Schoffel se dit avant tout “généraliste des arts primitifs”. “À chaque fois que je peux trouver un objet fabuleux d’un endroit inconnu, cela me réjouit davantage. Il n’y a pas un coin sur Terre où l’homme ne soit capable de faire un chef-d’œuvre, que ce soit à travers un arc ou une lance, et c’est ce qui me porte. Avoir un masque Dan ou une statuette Baoulé comme tout le monde, cela ne m’intéresse pas.” Il possède ainsi la collection d’objets des Philippines la plus belle au monde. Marchand rue de Seine de 1969 à 1978, puis rue Guénégaud entre 1988 et 1998, il avoue avoir détesté “être obligé de vendre”. “Mais pour garder un objet, je devais en céder cinquante.” Sa collection est le résultat de cet égrenage. Il a fait don en 1999 au Musée du Louvre d’une statue d’ancêtre de l’île de Nias (province de Sumatra en Indonésie) provenant de la collection André Breton, une pièce qui vaut aujourd’hui environ un demi-million d’euros. Et le futur Musée du quai Branly lui a acheté un des plus beaux spécimens de sculpture Uli de Nouvelle-Irlande. “J’ai laissé mon chef-d’œuvre au Louvre. Cela me rassure que ce Uli soit là-bas. Je n’allais pas le mettre dans ma tombe à ma mort !”

A. M.-B.

Pierre Jourdan-Barry
Courtier en navire, collectionneur d’objets d’art
Le caractère compulsif du courtier en navires Pierre Jourdan-Barry n’est pas circonscrit à un seul domaine. Le collectionneur arpente avec autant d’appétit les travées du mobilier français du XVIIIe siècle que celles de l’orfèvrerie et de la céramique. Élevé dans une bastide marseillaise meublée d’objets anciens, Pierre Jourdan-Barry manifeste un intérêt précoce pour l’argenterie. “Mon père avait écrit un livre sur les poinçons de la généralité d’Aix-en-Provence. Il était très bon pédagogue. Il ne nous a jamais forcés à aller dans un musée, mais lorsque l’occasion se présentait, il expliquait le pourquoi et comment d’un objet”, rappelle l’amateur. Deux principes lui serviront de canevas : élaborer des ensembles et se méfier des bonnes affaires. “La première règle est d’acheter cher, car on doit rechercher la qualité supérieure. Quand on y a goûté, on ne tolère plus la médiocrité. Pour cela, il faut y mettre le prix.” Il acquiert sa première pièce d’argenterie, une soupière de Regnard, chez un antiquaire avant de trouver son pendant lors d’une vente à Versailles. En trente-cinq ans, il compose un ensemble colossal de 350 pièces qu’il cède il y a trois ans à un acheteur américain. Vers l’âge de 30 ans, il s’adonne aussi à la céramique, s’attachant par atavisme aux productions de Moustiers et Marseille. En hommage à ses origines, il gratifie la cité phocéenne de 150 pièces. “Ma vision de la collection s’apparente à un puzzle. Il faut trouver les morceaux et les assembler. Quand j’achète un objet, je connais son point de chute final. Je sais comment il va s’insérer dans un ensemble. Une fois la collection presque finie, on a trois solutions : soit on en fait don, soit on la vend, soit on la range dans un placard”, explique-t-il. Dans cette logique, il se défait d’un ensemble de dessins allant d’Ingres à Picasso et collecté quinze ans durant. Pierre Jourdan-Barry est resté très sentimental vis-à-vis des objets dotés de la bénédiction familiale, les seuls dont il ne pourrait sans doute se défaire. Sans renier ses amours pour les arts décoratifs du XVIIIe siècle, ses ardeurs éclectiques le conduisent depuis cinq ans sur le terrain des sculptures animalières – de Barye à Pompon et Bugatti – et, chose plus surprenante, des bronzes de César et de Germaine Richier, “deux artistes marseillais”.

Roxana Azimi

Bruno Ferté
Enseignant, historien de l’art, collectionneur de dessins
Un regard vif, des phrases concises mâtinées de timidité : l’historien de l’art Bruno Ferté n’est pas d’un naturel loquace. Il se défait de ses réserves en évoquant les dessins qu’il collectionne assidûment depuis dix ans. “Je n’ai pas particulièrement le sens de la possession. Mais j’aime l’idée de réaliser quelque chose. La collection, c’est sans doute un substitut pour ceux qui n’ont pu être créateurs”, avoue-t-il. Aux portfolios des collectionneurs professionnels, Bruno Ferté préfère un accrochage serré. Sur ses murs saturés, un dessin d’Henri Gervex côtoie une tête enturbannée par Vivant Denon. Une Conspiration de Catilina, acquise lors de la vente de la Fondation Custodia en mars, taquine dans le couloir un austère dessin allégorique de Charles de Lafosse. Sans feuille de route, le collectionneur varie les plaisirs, tantôt une sanguine, tantôt un dessin d’architecture. S’il affiche un penchant pour les dessins français du XVIIe au XIXe siècle, il ne dédaigne pas certains spécimens italiens. Plus que des thématiques, se dégagent une quête de pureté, un goût de la figure humaine, une distance vis-à-vis de la couleur et des mignardises du XVIIIe siècle. Modeste, Bruno Ferté évoque ses dessins à la manière du bibliophile, aussi admiratif que critique. À propos de son premier achat, représentant la Révolution de 1848, rue de Sévigné, il avoue qu’il ne le ferait pas aujourd’hui. “Le format est petit, le sujet anecdotique, en couleur. Pourtant, je ne l’ai pas revendu”, note-t-il. S’il ne met pas à l’index ses choix initiaux, son regard pétille davantage à l’évocation de sa dernière favorite : un dessin de Joseph Ferdinand Lancrenon représentant un épisode de la guerre de Troie, exposé par Chantal Kiener au Salon du dessin 2003. Bruno Ferté prend généralement le temps de la réflexion tout en cédant parfois à l’attrait inopiné d’une feuille. “J’admire les collectionneurs qui, en faisant le tour d’un salon, peuvent en dégager les quelques beaux dessins. Il me faut du temps, je reviens plusieurs fois jusqu’à ne retenir que deux ou trois dessins”, explique-t-il. On l’imagine volontiers deviser avec ses planches lors d’interminables conclaves nocturnes. Pourtant, l’amateur préfère converser avec une tête médiévale achetée voilà trente ans chez Bresset à l’occasion d’une Biennale des antiquaires.

R. A.

Laurent Cohen-Tanugi
Avocat international, collectionneur de tableaux modernes
Laurent Cohen-Tanugi est devenu collectionneur à la faveur du hasard ou, selon sa propre formule, de la “bonne fortune”. Il y a trois ans, alors qu’il flânait devant la vitrine du marchand parisien Bernard Prazan, il se laisse envoûter par une composition de Hans Hartung. “Bernard m’a alors montré deux autres très belles peintures d’Hartung. Je me suis retrouvé devant un choix difficile. J’ai finalement acquis les trois”, se remémore l’amateur. Amateur et non collectionneur, précise bien Laurent Cohen-Tanugi. Ce grand avocat international ne se pique pas de prétentions démesurées. “Je ne suis pas boulimique, mais quand on commence à acheter, même modestement, on a franchi une barrière psychologique. L’intimidation première est passée, ce qui me permet d’entrer plus aisément par la suite dans une galerie”, estime-t-il. De ce premier contact avec la collection, naît un souci de cohérence. Bien qu’attentif à la nébuleuse de l’art contemporain, le brillant quadra reste sensible au classicisme de la seconde école de Paris. Histoire de défier le persiflage ambiant quant à la désuétude de ce mouvement. À la suite des Hartung, il acquiert une œuvre d’Atlan, une des dernières produites avant sa mort. Pour cet avocat très en vue, la collection n’est pas un outil de valorisation sociale. Tout juste a-t-il utilisé son premier achat pour la couverture de son livre intitulé Le Nouvel Ordre numérique. L’alliance de l’art et du marché ne manque pourtant pas d’interroger l’amateur qui estime avoir “plus de plaisir à regarder les œuvres d’art le matin que de penser à des valeurs mobilières”. Laurent Cohen-Tanugi s’autorise aussi des éditions, notamment des eaux-fortes de Soulages acquises récemment en vente publique, voire quelques escapades en faveur d’artistes méconnus. “Si j’avais plus d’argent, j’achèterais volontiers un Soulages ou un de Staël. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est de garder les yeux ouverts, d’aiguiser le regard et de conserver un niveau de qualité. Depuis ce premier achat, j’ai une nouvelle activité qui enrichit ma vie.” Plus qu’un truisme, voilà une vraie conviction.

R. A.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°175 du 29 août 2003, avec le titre suivant : Collectionner, la passion selon cinq amateurs

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