Blake Byrne

Collectionneur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 19 novembre 2007 - 1481 mots

L’Américain Blake Byrne collectionne hors des balises du mainstream. Portrait d’un jouisseur francophile, membre cette année des jurys du prix Guerlain du Dessin contemporain et du prix Marcel-Duchamp.

Le collectionneur californien Blake Byrne est un oiseau rare. Au pire moment du gel des relations franco-américaines, il affichait sans complexe sa francophilie. Si ses confrères ne jurent que par la bannière étoilée, il n’hésite pas à vanter l’art européen. Son choix n’est guère dicté par le marché, même si celui-ci lui a souvent donné raison. « Il faudrait le cloner, lance la galeriste parisienne Gabrielle Maubrie. Ce n’est pas un théoricien. Il fonctionne avec ses yeux, son cœur et ses tripes. Il a les moyens des très gros collectionneurs américains, mais achète différemment. »
Très jeune, Blake Byrne arpente les musées avec sa mère, peintre amateur. Les murs de la maison familiale à Boston (Massachusetts) étaient alors tapissés de tableautins réalisés par des amis. C’est à Baltimore (Maryland) qu’il connaît son premier choc esthétique en découvrant le Laocoon du Greco. Cette émotion brute reste encore son moteur. « Un de mes amis critique d’art me dit : n’achète pas, attends. Mais moi, je sens les choses instinctivement, confie-t-il. Si j’attends, mes chances de pouvoir acheter se réduisent aussi. » Comme beaucoup de novices, il s’oriente d’abord vers des œuvres proposées à Montmartre et sur les bords de la Seine. Il gravit un premier échelon en achetant à la galerie du Sculpture Center, à New York, des œuvres de Robert Cook ou Barbara Leckberg, sombres inconnus sur le plan international.

Un goût européen
Son divorce à l’américaine ne lui laisse pas d’argent superflu et son horizon se limite pendant quelques années aux murs d’un simple studio. Il remonte en selle en fréquentant la Print Gallery, où il affectionne les estampes de David Hockney. De fil en aiguille, il rencontre le galeriste new-yorkais Jack Tilton, qui lui ouvre les portes de l’art contemporain. « Il aura été un très bon étudiant, positif, enthousiaste, excité », souligne ce dernier. Le marchand lui conseille de se rendre à la Foire de Bâle. Ce sera chose faite en 1988, avec un budget de 60 000 dollars en poche. « On pouvait alors mettre une option sur des œuvres pendant deux-trois jours. Aujourd’hui, on n’a plus que deux-trois minutes ! », rappelle l’intéressé. Avec le zèle consciencieux du débutant, il explore la foire dans le détail et dresse une liste de trente-cinq favoris, dont il ne conservera au final que sept œuvres. Cette première fournée se compose de Juan Muñoz, Cristina Iglesias, Richard Tuttle, Mario Merz, Martin Disler et Piero Pizzi Cannella.
Vers 1991-1992, il devra vendre plusieurs pièces, parmi lesquelles un Gerhard Richter, pour monter sa société télévisuelle Argyl, avant de reprendre ses achats trois ans plus tard. Mû par un certain principe de plaisir, Blake Byrne s’est depuis tracé une voie sans feuille de route ni souci du marché. Quand il acquiert en 1989 les premières œuvres sur papier de Marlene Dumas, les prix de l’artiste sud-africaine ne sont guère promis à l’emballement. « Je n’ai jamais acheté en me souciant de ce que l’artiste allait devenir, précise-t-il. Lorsque j’ai opté pour la pièce de Disler, j’hésitais avec un néon de Bruce Nauman, mais [celui-ci] était une édition de douze. Disler vaut toujours la somme que j’ai payée et Nauman beaucoup plus. »
Le goût du collectionneur reste inexplicablement, et résolument, européen. Le salon de son appartement parisien en atteste, avec un tableau du cycle de « L’Hourloupe » de Jean Dubuffet, un Yves Klein ou une sculpture de Thierry de Cordier. Naturellement, sa résidence de Los Angeles compte davantage de stars, de Robert Rauschenberg à Takashi Murakami, en passant par Agnes Martin, Kaj Althoff et David Smith. Après avoir taquiné de la white trash avec un Paul McCarthy, il se reporte sur des artistes africains-américains comme Glenn Ligon, David Hammons ou Kehinde Wiley. « Il est indépendant d’esprit. Il écoute, est très bien informé, mais possède son style à lui, remarque Jonas Storsve, conservateur au Centre Pompidou. Il est autonome, et ce qui fait l’intérêt de sa collection, c’est qu’elle est très ouverte. » Sa joie de vivre pourrait laisser croire qu’il butine. Il suit pourtant des artistes de près comme Rita McBride ou Marlene Dumas. Mais, là encore, même au sein d’univers plutôt morbides, il évacue tout pathos. « Blake Byrne m’a dit récemment qu’il trouvait mes sujets très sérieux, mais que c’était toujours fait avec une passion de la vie. Ce n’est pas négatif au bout du compte », relate Marlene Dumas.

« Compétition »
Les artistes, Blake Byrne ne les rencontre pas de prime abord. « Je ne les vois que lorsque je me suis fait une idée de leur travail, explique-t-il. C’est difficile de garder une objectivité et d’être en même temps ami avec eux. Mais les artistes m’ont apporté leur intelligence, leur humour, leur acuité. Je suis sûr qu’ils ont changé mon regard. Vivre avec de l’art contemporain vous rend dix ans plus jeune parce que votre cerveau est stimulé. C’est comme si on avait un massage cérébral. »
Son tropisme pour les artistes européens s’explique aussi par des prix plus abordables que ceux de leurs homologues anglo-saxons. « Il y a tellement de jeunes artistes qui demandent déjà 12 000-15 000 dollars [8 300-10 300 euros]. Je préfère les acheter quand ils valent 8 000 dollars. Mais il faut que je fasse attention à ne pas être séduit par les prix bas », déclare-t-il, ajoutant : « C’était plus facile d’être collectionneur autrefois, il n’y avait pas de pression. Aujourd’hui, il y a une compétition. Les gens veulent des retours sur investissement. Je déteste les galeries qui disent : achetez maintenant, dans une semaine ça aura triplé ! » Les tics et les tocs du marché, les listes d’attente ou les contrats de revente le laissent indifférent. « D’une certaine façon, je suis sur les listes d’attente, mais je n’ai pas pris de ticket au comptoir, ironise-t-il. Quant aux contrats, c’est n’importe quoi. Quand je vends, il m’arrive d’appeler les galeries, mais parfois non et alors elles s’énervent. Les gens ne pensent plus à l’art mais au contrôle. Certains galeristes ont la grosse tête et se prennent pour les milliardaires à qui ils vendent ! » On l’aura compris, l’homme, plutôt susceptible, n’a pas la langue dans sa poche.« Il est d’une sensibilité extrême. On peut se fâcher avec lui », admet Gabrielle Maubrie.
Dans la grande tradition du mécénat américain, Blake Byrne a offert en 2004, pour son soixante-dixième anniversaire, cent vingt-trois pièces de sa collection au Museum of Contemporary Art (MoCA) de Los Angeles. Le bréviaire des soixante-dix-huit créateurs comporte des poids lourds comme Andy Warhol, Claes Oldenburg, Joseph Kosuth, Thomas Hirschhorn, Gabriel Orozco, Sigmar Polke, Martin Kippenberger ou John Baldessari. Au printemps, il a aussi donné trente-sept pièces au Nasher Museum of Art de la Duke University (Durham, Caroline du Nord), dont il est un ancien élève, notamment un portfolio d’Ed Ruscha, des photographies de Dieter Appelt et de Rudolf Schwarzkogler. « Ce n’est pas une question de mettre au mur, mais que cela serve de document de travail », indique-t-il.
Quant à sa relation privilégiée avec la France, elle date de l’époque où il effectue son service militaire à côté d’Orléans. Trente-huit ans plus tard, il possède un appartement avec vue sur la Seine dans le sixième arrondissement parisien, où il passe douze à quatorze semaines par an. Et l’art français dans tout ça ? Son escarcelle comprend Annette Messager et Jacques Villeglé – dont les œuvres figurent dans le noyau donné au MoCA –, Daniel Buren et Christian Boltanski, Philippe Mayaux, Frédérique Loutz, Laurent Grasso ou Audrey Nervi. « Il se sent tellement intégré en France que lorsque je lui dis qu’il est dommage qu’il n’y ait pas plus d’artistes français dans les musées américains, il répond : “C’est de notre faute”, en parlant comme un Français », remarque la collectionneuse Florence Guerlain, qui l’avait sollicité pour le jury du Prix du dessin contemporain. Blake Byrne fréquente toutefois peu les collectionneurs français, auxquels il reproche de ne pas savoir faire partager leurs idées. « Les Français ne savent pas “marketer” leur art. Or aujourd’hui les gens achètent avec leurs oreilles et non avec leurs yeux. Regardez le Turner Prize qui promeut ses artistes comme si c’étaient des gagnants. En France, on ne le fait pas », regrette l’intéressé, en précisant avoir apprécié sa participation cette année au jury du prix Marcel-Duchamp.
Son faible pour la France pourrait-il se muer en philanthropie ? « Blake est un homme généreux. Je conseillerai aux conservateurs français de le choyer, glisse Jack Tilton. Si un collectionneur voit qu’on est prêt à s’occuper avec soin de ce qu’il a collectionné, il donne. Je suis sûr que Blake peut donner aux musées français, s’ils sont prêts à en prendre soin. » À bon entendeur...

Blake Byrne en dates

1935 Naissance à Columbus, Ohio. 1988 Premiers achats à la Foire de Bâle. 2004 Don au MoCA de Los Angeles. 2007 Nouveau don au Nasher Museum of Art, Duke University (Durham, Caroline du Nord) ; participation aux jurys du Prix du dessin contemporain de la Fondation Daniel et Florence Guerlain, et du prix Marcel-Duchamp.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°269 du 16 novembre 2007, avec le titre suivant : Blake Byrne

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