L’essence de la perfection

Les avant-gardes russes se déploient à la Fondation Maeght

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 12 septembre 2003 - 737 mots

S’appuyant sur un choix judicieux d’œuvres rarement exposées en France, la Fondation Maeght présente à Saint-Paul un riche parcours à travers l’avant-garde russe. Fidèle reflet de l’effervescence créatrice qui a animé le pays au début du XXe siècle, l’exposition met en lumière des artistes méconnus, même si un maître se dégage incontestablement de l’ensemble : Malévitch.

 SAINT-PAUL - Accroché au fond de la salle, rayonnant, écrasant pratiquement toutes les autres œuvres présentées dans le même espace, le triptyque Carré noir, Cercle noir, Croix noire vaut à lui seul le déplacement à la Fondation Maeght, à Saint-Paul. Cet ensemble de trois peintures datées par le peintre russe “1915-1923” se résume en apparence à des formes géométriques simples, réalisées en noir sur fond blanc, mais joue en réalité sur de subtiles dissonances pour créer une vibration particulière. Malévitch a très bien exprimé cette sensation dans une lettre écrite le 20 mars 1920 à Guerchenzon : “Ce n’est pas de la peinture, c’est quelque chose d’autre.” Un “au-delà” qu’il faut chercher dans cette culture millénaire de la Russie et son rapport particulier à l’image, dans ces face-à-face avec des visages qui rayonnent sur des fonds or. Et Malévitch de poursuivre : “J’ai pensé que si l’humanité avait peint la Divinité à son image, il se peut que le carré noir soit l’image de Dieu comme l’essence de sa perfection sur la voie nouvelle d’aujourd’hui.”
Cette voie nouvelle, la Fondation Maeght propose de l’emprunter de fort belle manière. L’exposition débute par un ensemble de peintures largement influencées par les innovations des artistes français, créations dans lesquelles résonnent des échos matissiens – le visage et les mains vertes du Portrait de Varvara Petrovna Vinogradova par Ilia Machkov – ou les recherches de Gauguin et des cubistes. La Vénus Katsapskya (1912) de Mikhaïl Larionov, femme nue avec son chat en arrière-plan, semble répondre à L’Olympia de Manet, la force de la nature en plus. La connaissance de l’art hexagonal, ces artistes l’ont acquise au cours de leurs voyages mais aussi grâce à la clairvoyance de quelques collectionneurs avertis, comme le moscovite Sergueï Chtchoukine (lire p. 3), l’industriel qui réunit un ensemble remarquable, notamment de Matisse et de Picasso. Très tôt ouverte au public, cette collection a influencé nombre de créateurs dont certains sont encore méconnus.
Jean-Louis Prat, le directeur de la Fondation Maeght et commissaire de l’exposition, ne s’est justement pas attardé sur des artistes déjà largement exposés en ses murs, comme Marc Chagall ou Vassily Kandinsky. Dans un travail préparatoire qui l’a conduit à Moscou et Saint-Pétersbourg, mais aussi dans plusieurs musées de province – Astraskhan, Toula, Krasnodar… –, il a ramené des tableaux inédits, comme cette grande Formule du printemps (1929) sortie du Musée d’État russe sis dans la cité fondée par Pierre le Grand. De la même institution proviennent de remarquables peintures sur verre signées Sofia Dymchits-Tolstaïa. Le Relief en verre (1916), comprenant aplats de couleurs créant des formes géométriques et chiffres, trahit une “forte influence du contre-relief de Tatline”, comme l’écrira l’artiste  dans ses Mémoires.
Une salle entière est d’ailleurs consacrée à ces pièces en trois dimensions accrochées à des hauteurs différentes. Y sont confrontées les créations de Tatline, de Jean Pougny – qui bénéficie actuellement d’une grande exposition à Bâle (lire l’encadré) –, de Popova ou de Baranov-Rossiné. De ce dernier sont également présentées à Saint-Paul deux œuvres étonnantes, chacune à leur manière. La première, le fameux Piano optophonique (1922-1923), est unique en son genre, puisque l’objet, faisant en cela figure d’ancêtre du multimédia,  marie une composition musicale à une projection de formes colorées en mouvement sur le mur. La seconde n’est autre qu’une peinture abstraite – c’est d’ailleurs son titre – mais datée “1910”, ce qui, si cette mention est exacte, consacrerait Baranov-Rossiné parmi les pionniers de l’abstraction !
De son côté, en ce début des années 1910, Malévitch peint des paysans, guerriers des champs protégés par leurs armures, comme ce Faucheur (1912) du musée de Novgorod, un représentant de l’homme nouveau. Dans la même veine construite, d’autres peintures du maître se déploient dans la dernière salle de l’exposition, en particulier Les Sportifs, toile réalisée en 1930-1931. Dans une composition en frise se détachent de nouveaux saints, de corps et d’esprit. Ou comment imaginer l’avenir en se nourrissant du passé.

LA RUSSIE ET LES AVANT-GARDES

Jusqu’au 5 novembre, Fondation Maeght, 06570 Saint-Paul, tél. 04 93 32 81 63, tlj 10h-19h, catalogue, 270 p., broché 40 euros, relié 47 euros.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°176 du 12 septembre 2003, avec le titre suivant : L’essence de la perfection

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