Le grand écart des conservateurs

Soumis à des pressions économiques et politiques, le musée est-il encore un lieu de recherche ?

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 24 octobre 2003 - 1912 mots

Véritables "chefs d’orchestre", les conservateurs doivent aujourd’hui assurer la gestion administrative de leur musée, produire des expositions temporaires destinées à attirer le plus grand nombre, tout en poursuivant l’étude de leurs collections. Comment mener de front toutes ces activités sans en négliger aucune ? Depuis quelques années, il semblerait que les pressions économiques et politiques qui pèsent sur les conservateurs les éloignent un peu plus chaque jour de leur mission scientifique... Le Journal des Arts s’est penché sur la situation actuelle de la recherche au sein des institutions françaises et sur les moyens qui lui sont encore dévolus.

PARIS. Alors que, depuis une vingtaine d’années, les musées font appel à des techniques de communication et de gestion de plus en plus élaborées, les conservateurs ont vu leurs missions se diversifier considérablement. Exit leur rôle de responsable strictement scientifique, ils se doivent d’être de véritables “chefs d’entreprise”. “Ce qu’on attend de plus en plus d’un conservateur, c’est une vraie capacité à manager. Il doit être capable de gérer les deniers publics, explique Jean-Christophe Baudouin, directeur général adjoint au conseil général de l’Isère. Il lui faut affronter la réalité, chercher des publics, des partenaires, diriger tout le personnel du musée, etc.” À tel point qu’on se demande aujourd’hui si le conservateur est encore un chercheur (lire l’encadré). Comment ce spécialiste peut-il mener à bien sa mission scientifique, c’est-à-dire l’étude des collections du musée et la publication d’ouvrages afférents, à l’heure où les institutions semblent de plus en plus soumises à une logique de rentabilité ?

L’indispensable équilibre
Lors du colloque organisé au Musée du Louvre en mars 2000 sur “L’avenir des musées” (1), Jochen Sander, conservateur à la Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie, à Francfort-sur-le-Main, faisait un bilan volontiers caricatural de la situation en Europe, déplorant que le conservateur se trouve “surtout ramené à une activité de management la plus rentable possible”. À la lumière de certains événements récents en France, la situation semble en effet problématique. Ainsi du démantèlement récent des collections du Musée de l’Homme, établissement à l’origine à vocation scientifique, dépouillé d’une grande partie de ses réserves au profit du futur Musée du quai Branly et transformé en un lieu d’expositions temporaires, dans l’attente d’un projet global cohérent (lire le JdA n° 167, 21 mars 2003). On pourrait citer également le rapport accablant du Sénat sur l’état des réserves des musées français, situation révélatrice des lacunes et des manques de moyens dans la gestion des collections (lire le JdA n° 175, 29 août 2003). Ou encore le contrat d’objectifs et de moyens signé en avril entre l’État et le Musée du Louvre, lequel contrat, s’il promet plus d’autonomie à l’institution, l’oblige aussi à augmenter ses recettes, donc à devenir plus “rentable”.
De plus en plus, les musées dérivent vers un système d’organisation commerciale au risque de considérer la recherche comme un luxe qu’ils ne pourront bientôt plus assumer. Comment les conservateurs gèrent-ils cette nouvelle donne ? Ce corps de métier “doit trouver son équilibre entre la partie scientifique et l’aspect plus administratif. C’est l’enjeu des deux ou trois prochaines années. Il faut aborder ce débat vite, avec beaucoup de franchise et en profondeur. Finalement, même si tout le monde cherche une solution, peu de musées ont réussi à trouver cet équilibre”, observe Vincent Pomarède, directeur du département des Peintures du Musée du Louvre et ancien directeur du Musée des beaux-arts de Lyon. “Trouver l’équilibre” semble être le maître mot de ce débat. Pour Geneviève Gallot, directrice de l’Institut national du patrimoine, “même si les pressions sont fortes, il faut absolument rechercher ce juste milieu. Les conservateurs doivent assumer la mixité de leurs fonctions”. “Tout en leur donnant de fortes notions de gestion administrative, nous encourageons vivement nos élèves à poursuivre ou entamer des travaux personnels de recherche. Pour ce, nous leur avons dégagé des plages de temps libres.” Car c’est bien de temps dont manquent les conservateurs, particulièrement ceux qui se trouvent à la tête des plus petits établissements. Accaparés par la gestion du personnel, des finances ou encore des procédures de prêts, Christophe Cousin, conservateur du Musée d’art et d’histoire de Belfort, ou Bruno Gaudichon, directeur du Musée d’art et d’industrie de Roubaix, avouent être obligés de sacrifier leurs week-ends et soirées pour poursuivre leurs recherches. “Pour les publications scientifiques, il me reste la retraite !”, ironise de son côté Dominique Heckenbenner, conservatrice du Musée de Sarrebourg (Moselle) inauguré en juin. “Le problème repose souvent sur les crédits qu’allouent ou non les collectivités, ajoute Alain Charron, conservateur au Musée de l’Arles antique. Ici, nous avons la chance d’être soutenus par nos élus. Car sans crédits, on ne peut rien faire.” Mais il est bien souvent difficile de trouver les fonds nécessaires et de sensibiliser les élus quand il s’agit de publier des catalogues raisonnés. Laborieux et onéreux, ces derniers n’attirent pas de visiteurs supplémentaires ! Idem pour l’inventaire ou le récolement des collections. De plus en plus de conservateurs de “petits” musées – ou plutôt de musées dépendant de petites municipalités – se plaignent de subir des pressions pour organiser des activités plus “lucratives”. Si les grandes institutions comme Le Louvre, Orsay ou le château de Versailles disposent de moyens nettement supérieurs pour mener à bien les tâches administratives, ils n’échappent pas à cette tendance actuelle qui voit fleurir les expositions temporaires “grand public”. Petits et grands musées des quatre coins de la France doivent absolument “créer l’événement” qui attirera un maximum de visiteurs, quitte à sacrifier des activités plus silencieuses comme la recherche.

Les dangers de l’“exposition événement”
Depuis quelques années, les musées axent de plus en plus leur politique sur ce que Rodolphe Rapetti, conservateur en chef du patrimoine, chargé de mission auprès du directeur des Musées de France, nommait lors de son intervention au Louvre en mars 2000 l’“exposition événement”, parfois “en concurrence avec les collections permanentes”. Vincent Pomarède reconnaît volontiers les excès de cette tendance : “Nous devons faire notre mea culpa. Ce sont les musées qui ont lancé les grandes expositions – à l’origine, le propos était scientifique puisqu’il s’agissait de mettre à la disposition du public les résultats de la recherche. Ces manifestations ont joué un rôle capital dans la grande politique de rénovation des musées. Les dérives sont apparues lorsque certains conservateurs ont cédé aux pressions des financiers et des administratifs qui leur réclamaient de monter des expositions pour l’argent qu’elles allaient rapporter. Cela remonte à quatre ou cinq ans... Toute la difficulté est de parvenir à gérer une réalité économique et de continuer à maintenir la qualité de nos musées. De toutes les manières, le public est exigeant. Si une exposition est bâclée, il ne viendra pas.” Des propos auxquels font écho ceux de Jacques Lafargue, directeur du pôle archéologie du département du Rhône, conservateur du site archéologique de Saint-Romain-en-Gal, à la tête d’une équipe de 140 personnes : “On ne peut rien faire si on ne connaît pas ses collections. Il en est de même pour les grandes expositions : on ne peut pas enseigner l’histoire au grand public si on ne se fonde pas sur des dossiers scientifiques parfaits, explique-t-il. Ma légitimité est d’être avant tout un scientifique. C’est le fondement même de notre mission.” Pour Bernd Wolfgang Lindemann, conservateur en chef au Kunstmuseum de Bâle, le débat est dépassé puisque “nous vivons déjà dans ce nouveau contexte […]. Les conservateurs sont soumis à une obligation de résultat qui exerce sur eux une pression croissante […]. Il convient plutôt de se demander quels sont les risques et les opportunités qui résultent de ces changements, et comment enrayer les dangers pour mieux exploiter les chances qui se présentent”. Autrement dit, comment concilier ces “expositions événements” avec un travail scientifique rigoureux. Certains établissements semblent avoir trouvé la solution en organisant, avec une majorité d’objets provenant de leurs propres collections, des expositions accessibles aussi bien au professionnel qu’au visiteur lambda. Ainsi du Musée de Saint-Germain-en-Laye qui, à travers un parcours pédagogique et vivant, présentait dix ans de fouilles archéologiques en Lorraine lors de son exposition “Tombes à char – princesses celtes en Lorraine” (lire le JdA n° 175, 29 août 2003). Ainsi également de l’exposition organisée conjointement par les musées des beaux-arts de Strasbourg et de Tours sur “L’esquisse peinte au siècle de Boucher et de Fragonard” (lire le JdA n° 174, 27 juin 2003), un sujet qui n’avait encore jamais fait l’objet d’une étude approfondie (2). Très dynamique dans l’accueil du public, le Musée de l’Arles antique organise chaque année un chantier de fouilles qui s’accompagne d’une publication. Ses équipes d’archéologues et de restaurateurs collaborent régulièrement avec leurs homologues étrangers et des chercheurs du CNRS. Il en est de même pour le Musée de Sarrebourg, qui a passé une convention avec l’Institut national de recherche archéologique préventive pour mener conjointement des fouilles en Lorraine, et une autre avec le ministère de la Culture pour être “dépôt de fouilles” (ce qui lui permet d’accueillir les objets exhumés). Le musée souhaiterait aussi s’associer aux chercheurs du CNRS et aux universitaires. “On ne peut pas tout faire, il ne faut pas se couper du monde de la recherche. Pour mener à bien notre mission scientifique, nous sommes en liaison permanente avec celui-ci, notamment pour les publications”, précise Alain Charron. Cela dit, soulignons que l’Arles antique bénéficie de soutiens importants de la part du département. D’autres, moins chanceux, n’auront tout simplement pas les moyens techniques de mener à bien leur mission...
Si certains conservateurs s’inquiètent de la situation et voient inéluctablement le musée glisser vers une logique de marché, d’autres sont plus optimistes. Pour Vincent Pomarède, “le fait que le débat existe est primordial”. “Il nous faut inventer des solutions nouvelles et, dans le domaine, il reste beaucoup de chose à imaginer”, ajoute-t-il. À n’en pas douter, les conservateurs du XXIe siècle devront redoubler d’efforts pour maintenir, au sein du musée, ce pour quoi ils ont bien souvent choisi ce métier : la recherche au plus près des objets.

(1) L’Avenir des musées, actes du colloque organisé au Musée du Louvre les 23, 24 et 25 mars 2000, éditions RMN/Musée du Louvre, 2001, 239 p., 44, 21 euros. ISBN 2-7118-4327-0.
(2) L’exposition est actuellement visible à Tours.

6e édition du Forum Ptolémée : le musée en question

Organisée les 4 et 5 novembre à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, la sixième édition du Forum pour le développement des musées, sites patrimoniaux et équipements culturels propose une table ronde sur le thème “Le conservateur est-il encore un chercheur ?”?. Le mercredi 5 novembre, de 14 heures à 15 heures, Emmanuel Laurentin, producteur de l’émission “La fabrique de l’histoire”? sur France-Culture, Axel Hemery, conservateur au Musée des Augustins de Toulouse, Arnauld Brejon de Lavergnée, directeur des collections au Mobilier national et manufactures nationales des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie, s’interrogeront sur les responsabilités accrues des conservateurs et sur leur politique de recherche (travaux scientifiques, préparation d’expositions, accords avec les universités). “Décentralisation, changement de tutelle : les régions expérimentent”? ; “Comment bâtir une politique des publics ?”? ; “La tentation de l’autonomie”? ; “Les événements au musée”? ; “Une architecture au service du projet”? (quel est l’impact de l’architecture sur la nature et le déploiement du projet muséographique) ; “Augmenter ses ressources propres”? (sur le mécénat, l’accueil d’entreprises, boutiques, cafés) ou encore “Le conservateur peut-il être un manageur ?”? font partie des grands thèmes abordés lors de ces deux journées (renseignements, tél. 01 47 70 45 80, le programme complet est sur www.forum-ptolemee.com).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°179 du 24 octobre 2003, avec le titre suivant : Le grand écart des conservateurs

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