Rues de New York

Le Journal des Arts

Le 12 novembre 2007 - 934 mots

Helen Levitt, 94 ans, photographe new-yorkaise inclassable, jadis complice de Cartier-Bresson, expose sans nostalgie la Fondation Henri Cartier-Bresson de sa poétique de la rue.

Helen Levitt est une vieille dame très digne, new-yorkaise au verbe ferme et volontiers râleuse, « autoritairement » indépendante, et n’ayant jamais cherché à faire corps avec la profession de photographe, pas même celle de photojournaliste. Née en 1913, elle fait de la photo depuis 1935, avec un Leica, mais vit de travaux paraphotographiques ou cinématographiques (un temps assistante de Walker Evans, elle enseigne les arts plastiques, elle sera aussi monteuse pour Buñuel). L’horizon de ses débuts est marqué par sa rencontre avec Cartier-Bresson (qui revient alors du Mexique), au moment où il prépare l’exposition « Documentary and anti-graphic photographs » à la galerie Julien Levy à New York (où il côtoie Evans et Alvarez Bravo). Du reste, on peut considérer qu’elle applique elle-même cet intitulé « documentary and anti-graphic » comme un mot d’ordre personnel, sans jamais le théoriser.

La matière humaine
La fondation Cartier-Bresson , à Paris, consacre un étage à ses photographies des années 1930 et 1940 réalisées dans la rue, à Harlem, et qui n’émargent nullement au reportage auquel on voudrait les réduire ; elles ne sont surtout pas destinées à être publiées, à illustrer quoi que ce soit. Les sujets sont les gens du quartier, ou plutôt le mode de vie, avec une prédilection pour les enfants et leurs jeux, les femmes (et les hommes aussi) sur le « pas-de-porte » d’un immeuble, sur le trottoir ou sur ces perrons typiques haussés de quelques marches. Les uns sont en attente, bras croisés ou ballants, les autres (enfants) engagés dans des virevoltes, des cabrioles, des agaceries, des entrechats, des duels théâtraux, des fous rires, surtout quand on s’essaye à esquiver l’eau qui jaillit d’une borne d’incendie (là encore, une spécialité new-yorkaise). Le style de Levitt n’est qu’à elle : documentaire à l’évidence, car il n’y a que cette volonté de faire photo « avec » (les enfants, les passants) et non pas « sur » tel ou tel a priori ; antigraphique car il n’y a pas de géométrie qui impose, de forme qui bride. C’est la matière humaine qui emplit le cadre, avec une aisance gestuelle qui fascine, une dextérité d’Helen Levitt à « attraper au vol » (si cette image n’est pas trop galvaudée) ces élégances de postures (un pied, un doigt, une bouche, une paupière baissée) que Cartier-Bresson affectionne tant, lui aussi. Comme lui, elle grapille, à force de shootings, de présence, en s’insérant dans le groupe, mais sans tenter de se faire oublier : les enfants savent bien que la personne est là, avec un appareil, mais ils ignorent le déclenchement et n’y voient qu’une complicité, une légitimation de leur petite folie (on peut voir, comme récemment pour Cartier-Bresson, plusieurs versions d’une prise de vue, jusqu’à onze pour un groupe d’enfants). On garde en tête, dès lors qu’on les a vus, les trois enfants masqués sur un perron, et les deux grimpeurs d’arbre aux masques blancs. À cela s’ajoutent les graffitis d’enfants, craie blanche sur pierre noircie, que la photographe enregistre sans le systématisme frontal d’un tableau (ce que faisait Brassaï), mais en les laissant respirer dans leur contexte : « The Art of Poetic Accident », c’est le qualificatif heureux que la revue Minicam applique à Helen Levitt en 1943, à l’occasion de sa première exposition personnelle (au MoMA de New York). Elle revient alors du Mexique, son seul grand voyage de 1934, où elle s’est fait l’émule de Cartier-Bresson (et Alvarez Bravo).

Couleurs de la rue
En 1959 et 1960, Helen Levitt obtient une bourse Guggenheim qui lui permet de reprendre sa quête urbaine, en couleur cette fois ; elle arpente les mêmes lieux, mais elle-même a évolué, et surtout, ce qui constitue « la rue » a également changé. Les enfants sont moins présents, peut-être ne savent-ils plus jouer, ou bien les automobiles les en ont-elles chassés ? Elles envahissent la rue et les trottoirs, puis deviennent le sujet de rechange de Levitt. Et elles sont très colorées ! Là-dessus, la photographe se fera voler le travail effectué, mais elle le reprendra : sur l’autre étage de la fondation se déroule cette reprise du thème, mais avec de tout autres images que celles des années 1930, un peu déroutantes parfois, car il y faut un regard qui tienne compte de cette donnée précédemment absente, la couleur. Ce ne sont plus les attitudes seules qui donnent du sens, mais les ponctuations (robe verte, chaussures rouges), les contrastes (deux bleus « de travail » dans une surface rouge), les inexpugnables bagnoles avec lesquelles les enfants ou les passants, ou les boutiquiers, doivent lutter plus qu’ils n’en jouent (y compris le type penché sur le moteur, sous son capot ouvert). Les femmes portent des robes à fleurs vives, les hommes des T-shirts, les graffitis à la craie sont devenus des tags de peinture criarde. La photographie couleur étant encore très peu investie par les historiens, le travail de Levitt donne l’impression de se jeter à l’eau, mais de comprendre d’entrée les enjeux de la nouveauté technique.
La Fondation Cartier-Bresson poursuit là son exploration méticuleuse de la sphère Cartier-Bresson, entamée avec la restitution de l’exposition de la galerie Julien Levy de 1934 à New York. La belle sélection de vintages de Levitt (en grande partie de la collection Laurence Miller) retrouve pleinement cette complicité de jadis entre Helen et Henri. Jusque dans la projection du petit film muet que celle-ci réalise en 1952 avec James Agee (In the Street), un ballet d’activités enfantines incidemment sonorisé par les bruits de l’école adjacente à la fondation.

Helen Levitt

- Commissaire d’exposition : Agnès Sire - Nombre d’œuvres : une centaine, dont 30 en couleurs - Nombre de salles : 2

Helen Levitt

Jusqu’au 23 décembre, Fondation Henri Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, 75014 Paris, tél. 01 56 80 27 00, www.henricartierbresson.org, tlj sauf lundi 13h-18h30, samedi 11h-18h45, mercredi 13h-20h30.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°268 du 2 novembre 2007, avec le titre suivant : Rues de New York

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