Questions de contexte

Le Journal des Arts

Le 7 novembre 2003 - 2512 mots

La photographie mexicaine, mise à l’honneur à Paris Photo, est marquée par le photoreportage. Les images de la violence sociale et de ses archétypes traversent les travaux de nombre de ces artistes depuis les années 1990.

En octobre 2003, le travail de Juan Vázquez, professionnel de la photo de nota roja (1) fut l’objet d’un reportage dans la revue Details (2) sous le titre « The Power Issue ». Plus qu’un signe de reconnaissance, son insertion dans une revue masculine américaine de mode semble répondre à l´intérêt croissant pour les structures sociopolitiques des tissus urbains mexicains. Bien que le travail de Vázquez eût été conçu pour être imprimé et vendu à des milliers d’exemplaires par les tabloïdes nationaux, ce ne sont pas ses photographies qui sont reproduites dans le magazine. L’article en question se livre à une mise en abîme du voyeurisme caractéristique de ces reportages sur les crimes, accidents ou autres catastrophes. Les images qui l’illustrent capturent l’instant même et le lieu où Vázquez actionne son appareil photo. Les images de ce dernier fonctionnent d’abord comme supports de centaines d’articles qui décrivent en détail une information passant d’abord par la provocation visuelle. Leur délocalisation dans un système de communication dont les codes lui sont absolument étrangers sert à illustrer un argument construit d’avance. En reproduisant exactement ce qu’il prétend dénoncer, celui-ci révèle comment l’instrumentalisation du drame permet de contenir et de canaliser vers un ailleurs, toujours lointain, les débordements politiques et sociaux qui traversent, comme autant d’autres métropoles, le quotidien de Mexico.

« Aujourd’hui, commence l’article, dans un pays avec 60 millions de pauvres, une mort spectaculaire peut être la chose la plus proche du succès. » Pour leur part, continue l’auteur, les photographes qui immortalisent les cadavres ne peuvent aspirer qu’à « un travail de jour à AP ou Reuters, ou, s’ils restent assez longtemps sur le coup, à se gagner une place dans leur propre folklore, rejoignant en cela Enrique Metenides, connu sous le nom “El Niño”, qui inventa le goût pour le crime lorsqu’il avait 12 ans, et le perfectionna durant quatre décennies avant de se retirer discrètement. » Le cas d’Enrique Metinides, qui travailla à Mexico de 1948 à 1979 pour le même tabloïde que Vázquez, La Prensa, est en effet encore plus délicat. Metinides fut récemment récupéré non par la presse mondaine, mais par le monde artistique. Il fut exposé au Kunst-Werke de Berlin en 2002 et, en juillet, à la Photographers’ Gallery, à Londres (3). Bien que son travail fasse preuve d’exceptionnelles qualités esthétiques, sa migration vers un champ culturel autre ne vient que confirmer ce leurre provenant de lectures trop littérales et univoques de l’image photographique. À Berlin, dans le cadre de l’exposition « Mexico City : An Exhibition on the Exchange Rates of Bodies and Values » (4), il était difficile de resituer son travail dans son contexte original, de dissocier la violence des images d’accidents et de crimes – pour la composition desquelles il s’inspirait du film noir – des manifestations artistiques contemporaines pour lesquelles elles créaient une toile de fond. Ainsi que l’écrit récemment Pip Day au sujet de Metinides : « On attribue [à la photographie documentaire] une fausse assomption de transparence […]. Toute lecture [de l’œuvre de Metinides] doit être circonscrite à l’histoire contextuelle de la consommation populaire de l’image qui était, alors, apolitique. Encore plus, lorsque ces documents des tragédies quotidiennes sont extraits des domaines des tabloïdes et présentés dans les milieux artistiques qui lui sont étrangers, ils passent par un procédé de transformation conceptuelle […] qui convertit la misère humaine en objet de consommation pour une élite internationale (5). »

Inutile d’insister ici sur la tension créée entre l’autonomie de l’image, ses origines contextuelles, et les manipulations médiatiques dont elle peut être objet. Cependant, l’ampleur de la circulation de ces clichés et leur soudaine exportation vers d’autres terrains pousse à réviser d’un point de vue critique les différents angles sous lesquels est perçue la production culturelle du Mexique, où la photographie joue un rôle important.

Une arme idéologique
La photographie documentaire traditionnelle associée à un contexte spécifique soulevait déjà, au début des années 1980, comme le signale Olivier Debroise (6), certaines réactions contre son utilisation en tant qu’« arme idéologique » visant à séduire les (bonnes) consciences des cultures hégémoniques. La photographe Lourdes Grobet dénonçait alors une iconographie complaisante qui, comme souvent aujourd’hui, se jouait d’être politique : « On applique trop souvent des valeurs qualitatives et morales, valeurs éminemment subjectives, pour replacer dans son contexte la misère ; cette attitude pousse trop souvent le photographe à faire de la pauvreté un thème esthétique digne d’être photographié. […] Les situations mélodramatiques abondent parce que le capteur d’images n’a même pas essayé de comprendre les conditions qui engendrent une classe sociale exploitée et, de ce fait, misérable (7). »

Certains des artistes formés au début des années 1990 ont cherché de façon similaire à élargir les champs de création et de réception de l’image vers des terrains de perception plus critiques, qui portaient moins sur la mise en image et la représentation que sur le discernement des mécanismes à l’origine de nos constructions culturelles. Le dialogue que les pratiques artistiques établissent à l’heure actuelle avec la situation sociopolitique révèle en grande partie les positions du débat de la dernière décennie au Mexique. Jusqu’à il y a peu, le pays semblait  se débattre encore entre le lourd fardeau de ses traditions politiques et culturelles, teintées d’un nationalisme symbolique, et sa difficile intégration à un système économique mondialisé. La lente introduction du pays dans la mondialisation depuis la fin des années 1980 a permis de redéfinir des pratiques artistiques qui répondaient aux stimulations d’un entourage spécifique tout en intégrant, simultanément, les flux d’informations, les transformations et les contradictions qui s’y faisaient sentir.

L’usage de la photo mis en place par une génération d’artistes engagé dans des pratiques néoconceptuelles a abouti, comme ailleurs, à une dissolution des genres artistiques au profit d’un discours politiquement plus libre et spontané. C’est précisément cet usage qui a produit les résultats les plus intéressants.

Braquage au musée
Miguel Calderón, un artiste qui, selon ses mots, « provient exclusivement de la télévision (8) », a souvent utilisé l’image pour montrer comment la codification des valeurs culturelles et sociales influe nos comportements. Dans la série « Histoire artificielle », réalisée en 1995 dans les salles du Musée d’histoire naturelle de Mexico, il abordait le phénomène de la violence urbaine en reprenant le modèle darwinien de l’évolution des espèces. Il ne se référait cependant ni à la loi du plus fort ni à l’extermination de l’autre par instinct de survie, mais à la synthèse absurde de l’assimilation de certains codes et de leurs transgressions. Perruque, lunettes de soleil et revolver en main, il se photographiait lui-même devant les panoramas du musée, incarnant le stéréotype d’un adolescent révolté, pointant sauvagement son arme sur les animaux empaillés. Quelques années plus tard, Calderón réalisa une série de tableaux vivants en complicité avec les techniciens de surface du Munal (Musée national d’art du Mexique). Il demanda aux employés de parodier – vêtus de leurs uniformes et avec leurs instruments de travail – leurs tableaux académiques préférés. Derrière l’irrévérente légèreté et la désinvolture du résultat, se cache une critique qui porte autant sur la solennité de l’institution que sur les engrenages socio-économiques du système artistique. Comme l’écrit Olivier Debroise, Calderón « introduit un élément antinomique dans les pratiques de l’art : l’argent, le fric et ses usages dans une société qui revendique l’art – comme les sciences – en tant que pratiques en deçà des contingences économiques. Il s’agit donc de remplacer “l’artistique” dans un social vécu – pas n’importe lequel, d’ailleurs, mais très clairement, dans le cadre d’une société mexicaine exaspérée de son héritage de bureaucratie, de corruptions postcoloniales, d’équivoques de modernités… Il fallait reprendre les choses à leur source ; repenser non seulement le système de l’art mais aussi ses raisons d’être sociales et médiatiques (9) ». Conscient que son privilège d’artiste est de pouvoir poser en observateur actif des faits, Calderón a moins pour stratégie de s’ériger en juge que de reproduire de l’intérieur des vices et déformations qui lui permettent de formuler une apologie critique de la banalité. C’est ainsi que pour Family Portrait (2000), un traditionnel portrait de famille comme on en trouverait dans n’importe quel foyer, l’artiste a réuni plusieurs générations de Calderón, littéralement mises à nu. Ce geste qui oscille entre la raillerie et la sincérité (se montrer tels qu’ils sont, serait-ce au prix de poser en sous-vêtements) lui permet de relier les différents registres auxquels il s’attaque.

Une bourgeoisie vexée
La photographe Daniela Rossel, qui s’est livrée à une stratégie similaire, a connu une réception très différente. La récente publication de son livre, une galerie de portraits de femmes de la grande bourgeoisie qu’elle réunit sous le titre de Riches et célèbres, a soulevé des réactions parfois violentes. Venant elle-même d’un milieu aisé, Rossell mit en marche une anthropologie contemporaine des classes fortunées et de leurs comportements dans leur habitat naturel. Mais la photographe ne s’est pas bornée à répertorier les excès caractéristiques d’un mode de vie, ni à transmettre son point de vue critique sur le sujet. Proche de ses modèles, elle réussit à susciter de leur part une complicité provocatrice avec son appareil photo, saisissant l’image que ces nymphettes bourgeoises se font d’elles-mêmes. En ce sens, l’un des gestes les plus pertinents de la pratique de Rossell a été sa participation comme photographe à l’un des principaux magazines de société du pays. En utilisant son travail simultanément comme illustration de reportages dans la haute société, elle récupérait certains codes médiatiques qui lui permettaient de placer son travail au-delà du document photographique et de la simple parodie critique. En cela, elle réussit à démontrer que, en dépit de l’imperméabilité des stratifications sociales caractérisant le pays, il existe une frontière poreuse qui ne saurait résister à la provocation médiatique. Cependant, au moment où ses photographies quittaient le domaine social pour réintégrer le circuit artistique, elles perdaient toute justification aux yeux de ses modèles. La réaction ne se fit pas attendre : en voyant leurs portraits côte à côte, ces femmes prenaient conscience de la ridicule mise en scène à laquelle elles s’étaient livrées. Faisant scandale dans la presse nationale et internationale, l’épisode a fait la « une » des revues comme Newsweek (6 juin 2003) et Proceso (8 septembre 2002) avant de prendre un tournant politique qui éclipsa immédiatement toute interprétation de son œuvre autre que celle d’un exotisme anecdotique (10). Il n’est pas étonnant dès lors que des revues comme W ont saisi l’occasion pour élaborer d’interminables reportages illustrés sur les familles les plus riches de Mexico. La revue de style Wallpaper accumule quant à elle depuis des mois des shootings de mode dans les manoirs les plus excentriques du pays.

Miner les engrenages
Alors que les pratiques artistiques contemporaines doivent mesurer de plus en plus leur force d’impact à l’aune du contexte qui les a générées, elles se doivent d’étendre leur champ d’action pour rivaliser avec le surplus d’informations qui construit notre quotidien. L’œuvre de Rossel comme celle de Calderón renvoient autant au fonctionnement du système artistique qu’à leur dépendance croissante aux modes de consommation liés au pouvoir des médias. En un sens, ces artistes qui jouent sur la complicité mimétique développent une stratégie où – à l’inverse de Metinides – la trace documentaire de l’image cède à une esthétique de la contiguïté et de la référence, intervenant entre une expérience individuelle et la construction d’une pluralité collective. La photographie cesse d’être un outil de représentation exprimant une relation univoque au monde pour se transformer en un instrument qui souligne la circulation des signes économiques, politiques et sociaux quotidiens.
Les documents photographiques que Santiago Sierra réalise d’après ses actions – documents la plupart du temps diffusés et consommés par le grand public en tant qu’images – peuvent être abordés à partir de ce même argument. Ils jouent sur l’importance du texte et la neutralité pragmatique de la photographie en noir et blanc et dénotent, par là même, une claire résistance à toute médiation visuelle. Sierra se sert de la photographie comme d’un véhicule qui répond aux principes politiques de son œuvre. Elle lui permet de  situer sa pratique aux marges de la consommation de masse. Les premières interventions de l’artiste visaient à miner des engrenages socio-économiques fondés sur un système d’équivalences utilitaires entre les notions de temps et de productivité. Interrompre la circulation sur une voie publique, découper le mur d’une galerie et rémunérer cinq ouvriers pour le maintenir incliné, convoquer 254 chômeurs pour saturer plusieurs heures durant la salle d’un musée, n’étaient que le début d’un enchaînement de gestes et d’actions stériles qui débouchaient, moyennant quelques salaires de base, dans la franche démonstration de la circulation du capital. La consolidation d’une carrière artistique à grand succès ne pouvait donc fonctionner que par contraste avec le degré de violence implicite de chacune de ses actions. En intégrant à son corpus divers types de marginaux – clochards, immigrés, junkies, prostituées… – et en les faisant participer à une économie de marché, Sierra tient moins à mettre en scène – ou en image – leur condition qu’à présenter l’irrévocable évidence de la structuration des pouvoirs. Ceci pour ne toucher qu’un des aspects d’une longue histoire d’exploitation politique et sociale, largement plus complexe que le conflit qui résulte de la prise de conscience d’une élite socialement fonctionnelle.

La dénonciation ouverte des vices d’un capitalisme tardif s’est ici accompagnée de la prise de conscience que ces mécanismes ne sont pas exclusifs à un contexte (celui du tiers-monde, ou des classes défavorisées), mais qu’ils soutiennent aussi, et surtout, le système artistique globalisé dans lequel sa pratique a réussi à s’intégrer. De ce fait, la crudité austère de l’œuvre de Sierra et de ses formes de documentation s’explique par son acceptation des limites de l’art et de ses possibilités d’action, et surtout, par l’identification du risque que représente l’instrumentalisation des outrances et excès attribués à ses productions. Cette perception des choses ne fait que redoubler les images de misère, dont parlait déjà Grobet, par la voie de l’exaltation du drame social et des aventures hors la loi, à la façon du nouveau modèle d’un exotisme institutionnalisé.

(1) Nota roja (note rouge) est le terme populaire utilisé au Mexique pour se référer aux articles et reportages qui portent explicitement sur les crimes et accidents.
(2) Ken Besinger, « Death becomes them », avec des photographies de Livia Corona, octobre 2003, p. 106-112.
(3) Juillet-septembre 2003.
(4) Kunst-Werke, Berlin, sept. 2002-janv. 2003
(5) « Scene of the Crime », ArtReview, octobre 2003, p. 75-76.
(6) « Les mutations de la photographie mexicaine », in cat. Paris Photo, 2003.
(7) Citée par Olivier Debroise, op. cit.
(8) Olivier Debroise, « Miguel Calderón, les enfants ne sont pas si terribles que ça », in Parachute n° 104, p. 117.
(9) ibid. p. 116.
(10) Il est important de signaler ici qu’à aucun moment Rossell ne cacha à ses modèles ses intentions d’exposer publiquement son travail de photographe.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°180 du 7 novembre 2003, avec le titre suivant : Questions de contexte

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