Justice

L’authenticité en cour d’appel : réformations en série

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 19 décembre 2003 - 1962 mots

Dans une succession d’arrêts rendus par la cour d’appel de Paris, les décisions des juges de première instance concernant des questions d’authenticité ont été largement réformées ou infirmées.

 Paris - La section A de la 1re chambre de la cour d’appel de Paris a vécu un semestre artistique chargé. Entre le 10 juin et le 4 novembre 2003, elle a rendu (au moins) six arrêts dans des litiges portant sur des questions d’authenticité. À l’exception d’un arrêt prolongeant une de ses propres décisions désignant un expert, la cour d’appel a réformé (i. e. modifié) ou infirmé (i. e. inversé) les décisions des juges de première instance, c’est-à-dire le tribunal de grande instance de Paris. Les conseillers de la 1re chambre de la cour d’appel prendraient-ils leurs confrères du premier degré de juridiction pour des juges ignares, dépourvus de sensibilité artistique ?  On peut sans doute répondre que cette succession d’arrêts, plus qu’une coïncidence, est au moins la marque de la complexité des affaires d’authenticité. Elle est peut-être aussi la preuve que la jurisprudence a atteint un degré d’illisibilité quasi pathologique posé par la récente conclusion de l’affaire du Poussin des frères Pardo (lire le JdA n° 180, 7 novembre 2003).
L’évolution de la jurisprudence française en matière d’authenticité, et singulièrement d’annulation de vente pour erreur sur la substance, – qui en est la sanction judiciaire la plus courante –, a installé les juges du fond dans un grand écart permanent entre des préoccupations consuméristes et une conception « subjective » du contrat.
En pratique, les juges doivent rechercher l’objectivité des descriptions : d’où les références de plus en plus accentuées à la terminologie issue du décret du 3 mars 1981 sur la fraude en matière artistique, et l’affirmation réitérée de la responsabilité des professionnels sur leurs catalogues et certificats. Mais, dans le même temps, ils doivent apprécier l’intime conviction des parties lors de la conclusion des ventes d’œuvres d’art. Une conviction qui doit s’apprécier rétroactivement lors de la vente, mais qui peut tenir compte de moyens postérieurs à la vente pour établir qu’elle était erronée.
On comprend que l’exercice devient affaire de circonstances et que, tout étant possible, rien n’est plus certain. L’action judiciaire devient le lieu même de l’aléa, alors que le justiciable attend sérénité de principes nettement établis par la loi et la jurisprudence la sécurité et la sérénité.
Nous vous proposons une analyse des décisions rendues en 2003, qui se poursuivra dans le prochain numéro.

29 septembre 2003 : un Douanier Rousseau dans la jungle du marché
Dans cette affaire, quasiment incompréhensible à première lecture, la cour d’appel a dû à la fois démêler une question d’authenticité et un écheveau comme le marché de l’art sait en produire. L’acheteur en ventes publiques, en 1996, d’un tableau du Douanier Rousseau, Tigres, scène exotique, avait assigné en nullité le vendeur du tableau, pourtant reconnu comme authentique par une spécialiste de l’œuvre. Motif de la demande : au cours d’une recherche, il serait apparu que l’œuvre avait été précédemment incluse dans le catalogue d’une vente programmée en 1993 puis retirée de la vente. D’après la procédure, il semble que le motif du retrait ne tenait pas à l’authenticité, mais au fait « que l’expert pressenti n’avait pu remettre préalablement à la vente un certificat d’authenticité à raison des courts délais d’organisation, et d’autre part parce que le produit de la vente se révélait suffisant au regard des objectifs des vendeurs ». L’acheteur invoquait cette circonstance, attestée selon lui par une mention de « retrait in extremis » porté au catalogue de la première vente conservé par l’Institut Wildenstein, et par une lettre du même Institut affirmant que, « d’après les archives d’Henry Certigny [un spécialiste décédé du peintre], le tableau dont vous m’envoyez une photocopie n’est pas de l’artiste ». Sans doute impressionné par la signature de Wildenstein, et considérant comme dolosif le silence du vendeur à propos du précédent retrait, le TGI de Paris, par un jugement du 3 octobre 2001 (1re ch. 1re sect. RG n° 2000/17637), avait annulé la vente pour dol (art. 1116 du code civil). Il avait condamné le vendeur, avec exécution provisoire, à consigner le produit de la vente (550 000 francs et, de façon aggravante, intérêts au taux légal de la date de la vente et non de l’introduction de l’instance) ainsi que divers dommages-intérêts. Bref, le TGI annulait la vente d’un tableau authentique aux motifs de circonstances propres à en altérer la valeur (le « jugement » Wildenstein en constituant évidemment une sur le marché). La cour d’appel a statué en sens inverse en relevant que le vendeur « n’avait nullement l’obligation de révéler spontanément que le tableau avait été compris [puis] retiré d’une vente précédente ». La cour d’appel pondérait cependant ce droit au silence en reprenant de façon détaillée les motifs qui avaient conduit à ce retrait ; sur la question de l’authenticité, examinant la position de l’acheteur, qui « déclare qu’ayant pour seul souci de savoir si le tableau qu’il a chèrement acquis est authentique ou non, il est tout à fait d’accord pour faire trancher la contestation par la désignation d’un expert judiciaire », la cour observe que ce souhait « ne suffit pas à rendre opportune cette expertise sur l’authenticité du tableau litigieux […], les demandes formées par l’acheteur, qui ne poursuit pas la nullité de la vente pour erreur, étant fondées sur le dol et les fautes commises par le vendeur […] dont la mauvaise foi n’est pas caractérisée ». Au passage, on relèvera la patience dont les juges ont dû faire preuve pour dépêtrer une transaction aussi « luxuriante » que le sujet du tableau. Voici comment la cour présentait les protagonistes, en reprenant en particulier l’exposé contenu dans les conclusions de l’acquéreur : « considérant que si les parties sont d’accord pour admettre que la vente s’est réalisée par l’intermédiaire de M. W., marchand d’art, qui avait reçu mandat écrit de M. B. [le vendeur] pour procéder à la vente amiable de l’œuvre désignée “à authentifier : H. Douanier Rousseau” comme il est indiqué à la réquisition de vente du 4 octobre 1996, elles s’opposent sur l’acquéreur, M. B. [le vendeur] prétendant qu’il a contracté le 29 octobre 1996 avec M. R., également marchand, lequel a ensuite revendu l’œuvre à M. S. [l’acheteur et demandeur dans le procès] en novembre 1999, tandis que ce dernier prétend, tout à la fois que M. R. “achète le tableau pour le compte de M. S.” [conclusions p. 4, § 3], que “tant M. W. que M. R. ont été des intermédiaires (mandataire et sous mandataire de M. B.)”, que “le seul vendeur du tableau c’est bien M. B., MM. W. et R. n’étant que deux intermédiaires et M. S. le seul véritable acquéreur” [concl. p. 4, § 5 et dernier] et que “M. R. a vendu à M.S. début novembre 1996 un tableau […] au prix de 550 000 francs payés en espèces [concl. p. 2, premier § du rappel des faits]”, ou encore que la vente a été conclue avec M. R. comme l’atteste la facture du R. G. [le nom d’une galerie] au prix de 500 000 F  ». On peut s’étonner que les juges acceptent encore de travailler au stylo plutôt qu’au « Caterpillar »… Tout cela pour que, in fine, l’acheteur garde son tableau et le vendeur son argent...
(CA Paris 1re ch. sect. A n ° RG 2001/20875)

10 juin 2003 : un Corot arraisonné
La cour d’appel « réforme en toutes ses dispositions » un jugement du 10 octobre 2001 qui avait rejeté la demande d’annulation d’un Corot dont les acquéreurs en vente publique (pour 1 728 000 francs en juin 1991) contestaient l’authenticité. Le commissaire-priseur s’était passé d’expert et, dans le catalogue, s’était contenté de mentionner le tableau comme répertorié dans le catalogue raisonné de l’œuvre du peintre par Robaut, publié en 1905. Le tribunal de grande instance (TGI) avait commis des experts qui avaient estimé « qu’en aucun cas cette œuvre ne [pouvait] être garantie de la main du maître ». Le tribunal avait néanmoins rejeté la demande d’annulation, en relevant que « les experts [n’avaient pas conclu] que le tableau [était] un faux, se contentant d’affirmer que son authenticité ne saurait être certifiée [et que] la vente litigieuse n’ayant pas été accompagnée d’un certificat d’authenticité, la certitude de l’authenticité du tableau n’a pu constituer un élément déterminant du consentement des acquéreurs ». (1)
La cour de Paris sanctionne cette approche, en reprenant une formulation devenue classique depuis quelques années : « La mise en vente publique d’une œuvre d’art présentée sans réserve par le commissaire-priseur comme étant de la main de l’artiste emporte certitude pour l’adjudicataire de l’authenticité de l’objet acheté qui, en l’absence de circonstances particulières, absentes en l’espèce, constitue aux yeux de cet acquéreur une qualité substantielle déterminante de son consentement. »
L’arrêt insistait sur la responsabilité du commissaire-priseur (qu’il condamne d’ailleurs en conséquence solidairement avec le vendeur à la restitution du prix et à des dommages-intérêts) en relevant en particulier « [qu’il n’avait pas soumis] le tableau à un expert avant de le présenter à la vente comme une œuvre authentique de Corot […] alors que le tableau lui avait été remis en vue d’expertise et de vente ». La cour d’appel précisait que, « même si le tableau était mentionné dans l’ouvrage de Robaut, publié en 1905, et bénéficiait d’un historique précis, ces éléments étaient insuffisants pour dispenser le commissaire-priseur d’investigations complémentaires au regard des connaissances acquises depuis la publication de cet ouvrage ; qu’en particulier, l’existence de nombreuses copies des œuvres du peintre devait le conduire à une particulière vigilance ; qu’en outre son attention devait être attirée par le fait que le tableau litigieux n’était pas celui répertorié [au catalogue raisonné], lequel a des dimensions différentes et est conservé [dans un] musée… ».
Bref, si le catalogue raisonné peut faire l’authenticité, encore faut-il savoir le lire...
(1) (TGI 1re ch. 1re sect. du 10/10/2001, RG n° 1997/02761)
(CA Paris 1re ch. sect. A n° RG 2002/00785)

22 septembre 2003 : un Fautrier en tranches
Peu à dire sur cet arrêt, la cour statuant sur elle-même, après avoir ordonné l’expertise de la valeur d’un tableau de Jean Fautrier, Les Tranches d’orange, dont l’authenticité n’était pas en cause. Le tableau avait été gagé au profit de sociétés de gestion artistiques en contrepartie d’un prêt, sans doute destiné à en permettre l’acquisition, et, la propriétaire n’ayant pu rembourser le prêt, l’œuvre avait été attribuée aux créanciers gagistes. La question était de savoir pour quel montant le transfert de l’œuvre avait réduit la dette. La cour a retenu la fourchette haute de l’estimation de l’expert (144 800 euros, soit environ 950 000 francs) et tranché l’affaire en conséquence en concluant que « la constatation en faveur de [la débitrice] d’une différence entre la valeur du gage et le montant de sa dette […] ouvrira droit au paiement d’une soulte à son profit ».
Si l’arrêt ne l’exprime pas précisément, il semble que la dette avait été fixée par une précédente décision de la cour (17 décembre 2001) à 228 212 euros. Resteraient donc sur le tapis 228 212 euros – 144 800 euros = 83 412 euros. Est-ce que l’arrêt ouvre une curieuse partie de « je te tiens, tu me tiens… par le Fautrier » ? Possible, car, pour établir sa créance définitive, il faudrait que le créancier vende, et, s’il vend mal ou dans des conditions qui seraient contestées en France (c’est une société de droit anglais), cela n’ouvrira-t-il pas un nouveau contentieux ?
Sauf forte hausse de la cote du maître, le litige se solde donc par un huis clos financier. Peut-être le Purgatoire des spéculateurs des années 1990...
(CA Paris 1re ch. sect. A n° RG 2000/14352)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°183 du 19 décembre 2003, avec le titre suivant : L’authenticité en cour d’appel : réformations en série

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