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Un engouement mondial pour l’art indien ?

Par Lucian Harris · Le Journal des Arts

Le 16 avril 2004 - 1203 mots

LONDRES / ROYAUME-UNI

Le marché de l’art contemporain indien suscite de plus en plus d’intérêt. Collectionneurs privés, galeries, musées et maisons de ventes aux enchères suivent de près les nouvelles générations.

LONDRES - Alors que la nouvelle création artistique du Japon, de l’Afrique et de l’Amérique latine intègre les collections des musées et de particuliers à travers le monde, l’Inde est restée figée dans un statu quo esthétique après l’indépendance.
La situation semble évoluer aujourd’hui, comme en témoignent la hausse des prix en ventes publiques et une nouvelle génération d’artistes aventureux. Quelques collectionneurs notables, dont l’ancien directeur général de Christie’s Christopher Davidge, le réalisateur hollywoodien Roland Emmerich et l’entrepreneur japonais Masanori Fukuoka, ont depuis longtemps manifesté leur intérêt pour ce marché. La génération d’après guerre d’artistes reconnus tels Maqbool Fida Husain, Vasudeo S. Gaitonde, Francis Newton Souza, Ganesh Pyne et Tyeb Mehta bat régulièrement des records en ventes publiques et, parallèlement, les jeunes artistes d’avant-garde tels Subodh Gupta, Bari Kumar, Shilpa Gupta, Jitesh Kallat et Nalini Malini reçoivent les honneurs de la critique aux États-Unis et en Europe. Par ailleurs, l’intérêt porté par les musées occidentaux contribue à établir les cotes d’artistes encore absents des salles de ventes et stimule les acheteurs tenus à distance de l’art contemporain par ses prix trop élevés. À la suite du succès remporté par les expositions collectives d’artistes indiens présentées à Berlin, Madrid, Manchester, Oslo (Norvège) et Perth (Écosse), une équipe du Museum of Modern Art de New York a récemment sillonné l’Inde à la recherche de jeunes artistes. Le marché a également bénéficié de la dispersion, pendant ces dix dernières années, de l’immense collection d’art contemporain indien constituée depuis 1961 par le couple américain Chester et Davida Herwitz, comprenant plus de 8 000 œuvres, dont 400 signées Husain. Mais la palme revient à Masanori Fukuoka, industriel de la conserve de poisson au Japon et acteur influent, par son important pouvoir d’achat mais aussi par les nombreuses pièces dont il alimente régulièrement le marché. Sa collection de plus de 5 000 toiles est visible au Glenbarra Art Museum, fondé il y a trois ans dans son usine d’alimentation à Himeji, près d’Osaka. Masanori Fukuoka serait à l’origine de nombreux records établis aux enchères, parmi lesquels Célébration (1995), un triptyque de Tyeb Mehta, vendu chez Christie’s New York en septembre 2002 pour 317 500 dollars (environ 323 250 euros, est. 180 000 à 200 000 dollars). Husain et Mehta dominent le marché et leurs œuvres cotent quatre fois plus que ce qu’elles valaient en 2000, mais, contrairement à Mehta, d’un caractère introverti, Husain est très prolifique et maîtrise parfaitement l’art de l’autopromotion. Au mois de mars, il aurait vendu un ensemble de tableaux pour plus de 1 million de dollars.
De nombreux artistes atteignent des prix élevés parmi lesquels Sayed Haider Raza, Ram Kumar, Anjolie Ela Menon, Akbar Padamsee et Bhupen Khakhar, décédé en 2003.
Malgré ces aspects attractifs, le monde de l’art indien évolue lentement. L’art des cinquante dernières années est encore absent des musées et la riche élite de collectionneurs locaux n’a pas reçu de formation en histoire de l’art. Neville Tuli, le jeune président d’Osian’s, l’une des deux maisons de ventes aux enchères de Mumbai (anciennement Bombay), est pleinement conscient de cette situation. Il a su adopter une approche didactique, insufflant à ces ventes son goût et sa vision. D’après lui, le marché est divisé entre les acheteurs locaux et les Indiens résidant à l’étranger – pour la plupart aux États-Unis. La proportion de clients internationaux était de 5 % il y a deux ans, pour atteindre aujourd’hui les 30 %. Malgré un marché en plein essor, la vente de novembre 2003 chez Osian’s a obtenu des résultats décevants : sur 243 lots, 44 % ont été vendus en volume et 30 % en valeur. Les observateurs attribuent cet échec à des estimations trop hautes, un nombre de lots trop élevé, une qualité inégale et des classifications obscures, mais Tuli est décidé à conserver sa stratégie.
Saffronart, la maison de ventes concurrente, a quant à elle réalisé sa plus belle vente en décembre 2003 : sur 110 lots, 70 % ont été vendus en volume et 80 % en valeur. L’un des douze travaux de
Maqbool Fida Husain a d’ailleurs atteint 1,7 million de roupies (31 089 euros). La société a largement investi dans son équipement informatique : les clients internationaux peuvent enchérir pendant quatre jours dans des ventes accessibles sur Internet et le site permet aux clients de céder à tout moment des œuvres, en dollars américains ou en roupies.
Capitale de ce marché dans les années 1990, Londres n’offre plus de galeries spécialisées. Christie’s et Sotheby’s ont toutes deux déplacé leurs départements vers New York, où la riche communauté d’expatriés est influente. Christie’s, traditionnellement à la pointe dans ce domaine, a tenu des ventes à Singapore et à Hongkong avec succès et conserve ses bureaux de Mumbai, établis au milieu des années 1990 par Amrita Jhaveri. Aujourd’hui journaliste marché de l’art pour le magazine Art News of India et épouse de Christopher Davidge, Amrita Jhaveri nous a confié que les grandes maisons de ventes avaient tardé à adopter l’art contemporain indien et à maîtriser le marché local. Les prix actuels dépendant d’un petit groupe d’acheteurs bien défini, il demeure difficile de présumer de l’avenir de ce marché. Pour sa part, Sotheby’s a nommé Robin Dean à la tête du département new-yorkais, dans l’intention de développer ce secteur. Autrefois assistant d’Amrita Jhaveri chez Christie’s, il a été l’un des rares marchands de Londres spécialisés dans la jeune création indienne.

Enthousiasme tangible à New York
En Inde, seule une poignée de galeries expose les artistes reconnus comme la Vadhera Art Gallery à New Delhi et la Pundole Art Gallery à Mumbai. La Sakshi Art Gallery, la Chemould Art Gallery à Mumbai et Nature Morte à New Delhi se consacrent aux créations plus récentes. Dirigée par Peter Nagy, marchand américain qui collabore avec la galerie new-yorkaise Bose Pacia Modern, Nature Morte a récemment exposé les travaux de Subodh Gupta. Ses images emblématiques traitent d’une Inde éreintée par la mondialisation et seront exposées à The Showroom, à Londres, à partir du mois de mai. De telles œuvres sont encore trop avant-gardistes pour la majorité du marché indien, à tendance ultraconservatrice. D’après Peter Nagy, un mouvement underground est perceptible en Inde, mais, dans un pays peuplé de plus d’un milliard de personnes, seuls cinq collectionneurs s’intéressent sérieusement à ce type de travaux. L’enthousiasme pour la jeune création artistique indienne est plus tangible à New York, où les acheteurs appartiennent de moins en moins à l’élite expatriée. Depuis 1997, Bose Pacia Modern décerne tous les deux ans son Prix de la Biennale dédié aux jeunes artistes indiens. À New York, la Talwar Gallery a récemment exposé les photographies minimalistes des années 1970 de Nasreen Mohamedi (1937-1990). Deepak Talwar nous a confié qu’il essayait de « retirer à l’art indien sa nécessité d’être typiquement indien ». Et a ajouté que, comparé au demi-million de dollars demandés pour une seule œuvre d’Andreas Gursky, un ensemble de 24 œuvres de Mohamedi s’est récemment vendu pour 175 000 dollars (141 973 euros). Le marché de l’art contemporain indien semble encore disposer d’une importante marge de progression.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°191 du 16 avril 2004, avec le titre suivant : Un engouement mondial pour l’art indien ?

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