Monographie

Ecoute flottante

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 16 avril 2004 - 852 mots

À Paris, Anri Sala s’installe au couvent des Cordeliers en le plongeant dans une lumière « Entre chien et loup »

 PARIS - La grisaille lumineuse qui enveloppe l’exposition parisienne d’Anri Sala se réfère directement à son titre : « Entre chien et loup ». Elle est celle d’un moment d’indécision entre le jour et la nuit, un quart d’heure au cours duquel les couleurs s’estompent et la visibilité baisse. Maintenue tout au long de la journée dans le couvent des Cordeliers par un éclairage artificiel, cette luminosité habituellement passagère est prolongée, comme gelée. Adapté à l’architecture scolastique du lieu, le clair-obscur plonge et maintient le visiteur dans un état de veille qui, à chaque sollicitation, se transforme en rêve éveillé : les moteurs des voitures dans time after time (2003), le ressac de la mer de Ghostgames (2002), la musique et les explosions étouffées de Mixed Behaviour (2003) et les klaxons et sirènes de Tirana (Albanie) dans Dammi i colori (2003).
Les sons font entrer les œuvres dans le champ perceptif du visiteur avant qu’elles ne soient vues, pointant l’articulation du son et de l’image comme un des fils conducteurs de l’œuvre d’Anri Sala. Dans l’une de ses premières pièces, Intervista (1998), ce dernier établissait un dialogue avec sa mère à partir d’un film amputé de sa piste sonore. Sur la bobine sans voix, celle-ci apparaissait discourant à une tribune. Recourant aux services de sourds-muets, l’artiste arrivait finalement à recomposer l’apologie du régime albanais prononcé par sa mère, alors jeune militante embrigadée. Devant la retranscription qui lui était soumise, l’intéressée était perturbée, incapable de se reconnaître dans ses propres paroles. Intervista se construisait ainsi sur une analogie entre la mémoire et l’altération de l’enregistrement, une infirmité de la technique finalement synchrone avec celle de l’humain. En 1998, le travail de Sala semblait s’inscrire dans la montée en force du genre documentaire au sein des arts plastiques. Il a pu, depuis, se relier à d’autres champs – on pense bien sûr ici à la peinture pour l’usage du clair-obscur –, mais a surtout poursuivi à partir de l’enregistrement du réel et de sa rediffusion une synchronisation entre l’auteur, le sujet et le spectateur. Les films de Sala sont tournés aux quatre coins du monde (ici la Caroline du Nord, le Sénégal, l’Albanie) mais composent un réseau de correspondances plus vaste, aussi bien politique que poétique. Isolée au centre de l’exposition, l’installation Mixed Behaviour est l’illustration même de cette écoute flottante du monde. Un moniteur suspendu montre une fête de fin d’année à Tirana, lors de laquelle un disc-jockey abandonné par son auditoire continue de jouer en dépit des intempéries. Dans l’indifférence générale, il essaye de se « caler » sur les tirs de feux d’artifice qui l’entourent. Une somme de lueurs individuelles et anarchiques qu’il tente d’unifier par le biais de la musique.
S’ils sont dépouillés dans leur traitement (un montage minimal, un plan souvent unique), les films de Sala conservent toujours dans leur durée la fonction unificatrice du rythme. Dans time after time, celui-ci est une pulsation organique contenue dans l’image, mais jamais entendue : le pouls d’un cheval qui agonise en lisière de la ville. Soulevant ses pattes,  l’animal reste insensible au fracas des voitures qui le croisent, éclairant à chaque fois ses côtes apparentes. À l’inverse, les crabes de Ghostgames répondent aux sollicitations lumineuses des protagonistes d’un jeu inventé. Le but est de diriger, à l’aide d’une lampe torche, un crabe entre les jambes de son adversaire. Dans Làkkat, la lumière est scandée par des enfants sénégalais qui répètent les mots de wolof qu’un répétiteur leur apprend, des termes qui désignent les différentes nuances entre le noir et le blanc. La séance d’apprentissage est entrecoupée par l’image hypnotique de papillons collés sur un néon grésillant.

Épilogue narratif
Présentée lors de la dernière Biennale de Venise, en 2003, Dammi i colori achève le parcours de l’exposition par un épilogue narratif qui semblait suspendu jusque-là. Le court-métrage s’attache à la métamorphose colorée de Tirana, ville natale d’Anri Sala. Le maire et artiste Edi Rama a entrepris de transformer la capitale sinistrée en recouvrant ses immeubles de couleurs vives. Un geste d’édile qui s’accompagne d’une discussion entre les habitants, une querelle des coloris jouée à un niveau populaire. Dans de longs travellings nocturnes, la caméra de Sala suit les façades d’une ville où les trottoirs sont inexistants mais où les murs, même lézardés, deviennent les signes d’une « avant-garde de la démocratie », comme l’énonce Edi Rama. « Le régime esthétique de l’art est cette singulière rencontre entre la foi dans le pouvoir des formes sensibles de l’art et le sentiment du radical impouvoir qui les définit comme telles. Cette conjonction d’un pouvoir et d’un impouvoir, les fenêtres de lumière d’Anri Sala en font briller l’énigme irrésolue », note Jacques Rancière dans le catalogue.

ANRI SALA, ENTRE CHIEN ET LOUP

Jusqu’au 16 mai, couvent des Cordeliers, 15 rue de l’École-de-Médecine, 75006 Paris, tél. 01 53 67 40 00, tlj sauf lundi, 12h-20h, www.paris.fr/musees. Catalogue, Verlag der Buchhandlung Walther König/Musée d’art moderne de la Ville de Paris/ARC, 200 pages, 34 euros, éd. française : ISBN 3-88375-808-6.

Dissémination

Fermé pour travaux, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris profite actuellement du site du couvent des Cordeliers, mais s’est aussi lancé dans la diffusion de ses collections à travers différents lieux de la capitale. Ainsi, jusqu’au 24 avril, la mairie du 5e arrondissement accueille dans le cadre de ce programme, intitulé « Présentations sélectives », un choix d’œuvres du Nouveau Réalisme. La mairie du 13e prendra le relais avec des œuvres de la figuration narrative (du 19 juin au 21 août). Celle du 9e réunira ensuite un ensemble « Autour d’André Breton » (5 septembre-23 octobre) avant que celle du 18e ne revienne sur les liens qui unissent Montmartre à la première école de Paris (14 octobre-4 novembre). La seconde école de Paris sera quant à elle à l’honneur du 7 février 2004 au 19 mars 2005 à la mairie du 20e. Deuxième mouvement du musée, celui des « Intrus », série de présentations d’œuvres dans des contextes particuliers. Jusqu’au 12 septembre, La Mer d’Ange Leccia est ainsi projetée au Musée national de la marine, l’Araignée de Louise Bourgeois côtoie les animaux empaillés de la Galerie de l’Évolution du Muséum national d’histoire naturelle et le véhicule U-control III de Panamarenko est entré au Musée des arts et métiers. Citons aussi les pièces de Spoerri, Aillaud, Koo Jeong-A, Peter Fischli et David Weiss au Musée de la chasse (jusqu’au 27 juin) et celles de Luciano Fabro et de Thomas Shannon à l’Observatoire de Paris (jusqu’au 25 avril). D’autres « incursions » suivront. - Programme complet, www.mam.paris.fr, tél. 01 53 67 40 00.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°191 du 16 avril 2004, avec le titre suivant : Ecoute flottante

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