Justice

Expertise, l’« imprudence » sanctionnée

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 30 avril 2004 - 1198 mots

La cour d’appel de Paris a sévèrement condamné l’expert d’une vente publique
pour avoir authentifié de faux tableaux d’Henri Edmond Cross.

La cour d’appel de Paris a eu la main un peu lourde en réglant le litige résultant de la vente aux enchères en 1982 de trois tableaux d’Henri Edmond Cross qui s’étaient ultérieurement révélés faux. Dans un arrêt de décembre 2003, elle a condamné purement et simplement l’expert de la vente à rembourser à une société américaine le prix de revente, bénéfice compris, de l’un des tableaux. Punition pour une expertise que la cour semble avoir considérée comme de l’émission de fausse monnaie.
En France, lorsqu’on tente de donner un sens aux décisions de justice, on trouve un terrain riche en matière de principes mais beaucoup plus clairsemé en ce qui concerne le règlement des litiges. Au sujet de l’authenticité des œuvres adjugées en ventes publiques, cela donne généralement des condamnations « symboliques » pour les organisateurs de ventes et les experts, le poids des condamnations reposant en fait sur le vendeur, invité à récupérer sa « croûte » et à restituer les fonds. Et comme les questions juridiques de principe intéressent davantage les éditeurs et les avocats que les conséquences concrètes des litiges pour les justiciables, on est mal informés du règlement final des contentieux.
De ce point de vue, peut-être parce que le demandeur était une société de droit américain, la procédure que vient de trancher la cour d’appel de Paris constitue une exception. En effet, les juges d’appel ont précisément réglé un litige long et complexe en décidant de mettre l’intégralité de la facture au compte d’un expert. Il n’est pas sans intérêt de souligner au préalable que, dans cette affaire, la cour d’appel a désavoué le TGI (tribunal de grande instance) de Paris, dont le jugement rendu sur la cause en mai 2002 était beaucoup plus conforme aux habitudes nationales.

Voiliers à rotation rapide
Comme souvent pour le marché de l’art, des changements de mains rapides avaient créé un écheveau juridique dont le temps aurait dû aggraver les effets. La cour d’appel devait d’abord défaire les nœuds des circonstances avant d’examiner juridiquement l’affaire.
Au commencement, en mars 1982, était une vente publique avec expert. Quatre tableaux du peintre Henri Edmond Cross sont adjugés. Deux sont acquis par une galerie française et leur vente annulée pour défaut d’authenticité en mai 1989 par la cour d’appel de Paris. Les autres sont adjugés à un courtier agissant pour le compte d’une société spécialisée américaine, laquelle les importe aux États-Unis en octobre 1982, pour revendre séance tenante l’un des deux, objet du litige, à une autre société américaine. Cette dernière s’empresse de l’échanger contre une autre œuvre en novembre 1982. Vingt et un ans après l’adjudication, et quatorze ans après avoir annulé la vente des deux premiers tableaux, la cour d’appel (mais sans doute pas les mêmes conseillers) était appelée à statuer sur le cas du troisième, ceci à la demande du deuxième acheteur américain qui avait dû rembourser le collectionneur avec qui il avait échangé le tableau contre un autre – sans doute revendu tout aussi vite. Au cours de ces rotations accélérées de stock, les Grands voiliers (les juges avaient ainsi rebaptisé le tableau au vu d’une reproduction publiée à l’époque dans la Gazette de l’hôtel Drouot) s’étaient appréciés, puisque d’un prix d’adjudication de 114 928 francs frais compris le tableau était passé à une valeur d’échange de 40 000 dollars.
Brutalisant les usages, la société américaine, se fondant sur le certificat d’authenticité établi en décembre 1982, s’était directement attaquée à l’expert. Ce dernier avait répliqué par les moyens d’usage lorsque les contestations surviennent longtemps après les faits. Invoquant la prescription de l’action, soutenant que le tableau remboursé n’était sans doute pas celui expertisé, et estimant que le plaignant n’avait pas justifié de son existence légale (sans doute à défaut de pouvoir produire des contrats écrits relatant les diverses transactions), l’expert avait obtenu en mai 2002 du TGI de Paris que le demandeur américain soit débouté de sa demande.

Certificat ou fausse monnaie ?
Tout en respectant le fond du droit, la cour d’appel a pris des raccourcis pour éviter de se laisser enfermer dans le jeu de piste habituel. On peut retracer comme suit le fil de sa réflexion.
Le tableau était bien un faux : le précédent litige en 1989 l’avait démontré pour deux des quatre tableaux. Et l’expertise judiciaire avait montré que les quatre œuvres venaient du même vendeur qui avait « prétendu les avoir reçues de son père dans des conditions que l’expert [commis par la cour d’appel en 1989] avait qualifiées de plus que troublantes [quatre toiles sans châssis de formats et de sujets pratiquement identiques] ». In fine, des œuvres dont on ne pouvait « établir de manière convaincante la provenance ».
Citant longuement les termes (accablants) du rapport de l’expert judiciaire en 1989, la cour estime que ce dernier, en authentifiant une œuvre « jusque-là inconnue et de provenance douteuse, ce qu’il ne pouvait alors ignorer, le propriétaire de celle-ci l’ayant lui-même confiée au commissaire-priseur [l’expert] qui, au surplus, n’allègue pas avoir fait quelque recherche que ce soit, ni n’explique sur quelles considérations il s’était fondé, a été imprudent ».
On comprend que, derrière l’apparente courtoisie du qualificatif, la cour estime que cette « imprudence » est en réalité une faute lourde, quasiment volontaire. Et pour la sanctionner lourdement, la cour se fonde sur le certificat, dont elle observe d’ailleurs que « le fait que ce certificat est postérieur à la cession de l’œuvre […] est sans portée » sur le droit à agir contre l’expert.
La cour justifie la frappe à venir en relevant « qu’en ayant ainsi fait naître la conviction erronée de l’authenticité du tableau, [l’expert] a nécessairement trompé les acquéreurs successifs ». En quelque sorte, le certificat est qualifié de fausse monnaie, ce qui explique que le plaignant ait pu « légitimement tenir pour authentique cette œuvre lorsqu’il l’a revendue [… et] aussi légitimement affirmer à son acquéreur l’authenticité du tableau passé en vente publique sous le contrôle de [l’expert] et ce, peu important que l’existence du certificat ne soit pas mentionnée dans la facture, de sorte que [le plaignant], saisi de doutes sur la réalité de l’authentification qui se sont révélés fondés, a été nécessairement conduit à lui rembourser la valeur convenue lors de la cession ». À ce stade, la cour dépasse les arrêts antérieurs en soulignant d’une certaine façon que « promesse de certificat vaut certificat ».
La sanction tombe sous la forme d’une condamnation de l’expert à rembourser non seulement l’intégralité de la valeur d’échange du tableau, c’est-à-dire le prix d’achat mais également la marge bénéficiaire, mais à y ajouter une indemnité complémentaire pour compenser l’atteinte à la réputation. Au passage, la cour balaye l’argument (classique) de l’expert en considérant qu’il « n’est pas fondé à nier la réalité de ce préjudice en se bornant à relever que [le demandeur] n’a engagé aucun recours contre son propre vendeur… ».
In fine, les 40 000 dollars de l’échange enflent à 50 000 euros, préjudice moral compris. Avec un euro qui s’apprécie par rapport au dollar, cela fait cher le certificat à 3 %.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°192 du 30 avril 2004, avec le titre suivant : Expertise, l’« imprudence » sanctionnée

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