L’ampoule mise à nu

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 30 avril 2004 - 2005 mots

Depuis sa mise au point par Edison, l’ampoule électrique fascine les designers. D’Otto Wagner à Ingo Maurer, nombre d’entre eux l’ont utilisée dans son simple appareil. Jusqu’à jouer de son image...

L'histoire de la lumière ne tient finalement qu’à un fil. Un fil ou, plus exactement, un filament de carbone très mince et résistant à une haute température. Celui-là même que le physicien américain Thomas Edison (1847-1931) réussit à emprisonner, le 21 octobre 1879, dans un bulbe de verre vidé de son air. Le passage du courant électrique dans ledit filament le fit chauffer et briller, produisant ainsi la lumière. Edison coiffait alors sur le fil nombre de ses concurrents aux visées analogues, en particulier le chimiste britannique Joseph Swan (1828-1914) qui, dès 1845, avait imaginé ce principe de la lampe électrique dans une ampoule sous vide. La « lampe à incandescence » d’Edison, appelée, plus trivialement, « ampoule électrique », sera exposée à Paris, dès 1881, lors de l’Exposition internationale d’électricité.
Dans une nouvelle amusante intitulée Le Cauchemar d’Edison, datant de 1985, le designer allemand Ingo Maurer raconte le mauvais songe du père de l’ampoule électrique qui, la nuit suivant la naissance de son globe cristallin, se réveille angoissé : « No, please ! No “abat-jour” ! », ne cesse de marmonner Edison, pour qui abat-jour signifie « tuer le jour ». En réalité, celui-ci redoutait que son étincelante invention ne finisse dissimulée sous un vulgaire abat-jour.

L’ampoule, un statut à part entière
Recouvrir l’ampoule, c’est pourtant ce qu’une multitude de créateurs vont s’échiner à faire tout au long du XXe siècle, autant pour des raisons techniques – la source d’énergie étant, dans les premières années surtout, aveuglante – que dans un but purement décoratif. Nonobstant les styles ou les matériaux en vogue, d’aucuns oseront néanmoins exhiber l’ampoule dans toute la beauté de sa « nudité ».
L’un des précurseurs en la matière est le très avant-gardiste architecte autrichien Otto Wagner qui, en 1904, pour l’intérieur de la Caisse d’épargne de Vienne, dessine une applique extrêmement dépouillée, constituée d’un simple tube coudé en aluminium sur lequel vient s’emboîter l’ampoule. Quoique plus classique, le décorateur Armand Albert Rateau accrochera toutefois dans la salle de bains de l’appartement de la couturière Jeanne Lanvin (qu’il réaménage entre 1920 et 1922) un plafonnier de bronze truffé de marguerites dont les boutons sont des ampoules à nu. À la même époque, l’Irlandaise Eileen Gray et le Néerlandais Gerrit Rietveld sont, eux, séduits par l’esthétique des néons au tungstène. La première transforme un néon en lampadaire au fonctionnalisme rigoureux : Tube Light. Le second imagine des Hanging Lamps, suspensions au design minimaliste, constituées de trois ou quatre tubes de néon soutenus par des fils électriques. Un type de construction géométrique qu’expérimentera d’ailleurs également le décorateur Jacques Adnet. Enfin, beaucoup plus spartiate, Max Krajewski, vers 1927, au cours de son séjour au Bauhaus, visse, lui, directement une ampoule à l’extrémité d’un tube de métal genre tuyau de douche, en lieu et place du pommeau.
Il faudra cependant attendre l’après-guerre pour que l’ampoule se voie offrir un statut à part entière. En 1950, pour un luminaire destiné à un immeuble d’Air France à Brazzaville (Congo), Jean Prouvé la suspend à une tige horizontale, baptisée La Potence. Les frères Achille et Pier Giacomo Castiglioni proposent, eux, le lampadaire Luminator (1955), une ampoule juchée au sommet d’un tube d’acier reposant sur un trépied, puis, dans une version plus brute avec son phare de voiture, le lampadaire Toio (1962), enfin plus tard, la lampe Parentesi (1970), simple spot qui se déplace librement sur un câble tendu entre sol et plafond. De son côté, Michele De Lucchi, alors membre du groupe Alchimia, dessine la lampe Sinerpica (1978), jolie métaphore d’un pot de fleur où l’ampoule joue justement le rôle de la « fleur ».
Bref, l’ampoule unique ne cesse d’être l’objet de manipulations tous azimuts. Certains la glissent dans une « coque » transparente : Miconos d’Ernesto Gismondi, Ivette de Roberto Pamio, Montana de Marco Zanuso… Le Finlandais Harri Koskinen ira même jusqu’à la « couler » dans une brique de verre (Block Lamp, 1996). D’autres préfèrent délibérément la laisser à l’air libre : Ron Arad l’accroche à une antenne télescopique de voiture (Aerial Light, 1982), Konstantin Grcic la visse soigneusement sur un pied en céramique (collection « Terra », 1999) et Arik Levy la fixe au bout d’un entrelacs de câbles électriques (Umbilical Lamp, 2002). Pour éviter l’éblouissement, Tord Boontje habille l’ampoule de fins découpages d’inox ciselés au laser (Wednesday Lamp, 2002) et Ingo Maurer, d’une large bague de résine (Johnny B. Good, 2002). Ce dernier dessinera d’ailleurs ce qui reste comme la pièce la plus poétique : la lampe Lucellino (1992) – « petit oiseau » –, simple ampoule cernée de deux plumes d’oie, fixées sur la douille comme les ailes d’un volatile.
En parallèle à ces réflexions sur l’ampoule unique se développe inévitablement un travail sur la multiplicité. Certains designers se contentent de deux bulbes, à l’instar du trio amstellodamois Dumoffice pour la lampe Whoosh (1997), résultat d’un curieux effet d’optique, celui d’une ampoule se balançant au bout de son cordon dont on aurait figé le mouvement. D’autres en consomment plusieurs, comme Ettore Sottsass qui superpose quatre ampoules pour créer sa lampe Sinus (1972) ou Martine Bedin, période Memphis, qui en plante six sur sa lampe Super (1981), demi-lune noire montée sur quatre roues. D’autres encore en useront une ribambelle. On pense évidemment au « chandelier » N° 2097/50 (1958) de Gino Sarfatti et au lustre-boule Taraxacum S (1988) d’Achille Castiglioni. Mais aussi à Golden Delicious (1997) de l’Anglais Ralph Ball, un lampadaire au sommet duquel l’abat-jour, renversé, ressemble à un seau rempli d’ampoules. Le record revient cependant au Néerlandais Rody Graumans qui, en 1993, conçoit la suspension 85 ampoules – c’est son nom –, confectionnée à l’aide de 85 fils électriques noirs et autant d’ampoules. Le lustre tombe du plafond telle une gerbe de fleurs la tête en bas.

Anthropomorphisme
Si l’ampoule, symbole iconique de la lumière électrique, fascine, c’est son image, plus encore, qui interpelle. On se souvient, notamment, de la lampe Bulb (1966) d’Ingo Maurer, objet pop façon Claes Oldenburg en forme d’ampoule surdimensionnée, et de ses nombreux clones, telle la Lampadina (1972) des frères Castiglioni. Mais il faut aussi se remémorer le fameux concert que donna le groupe Red Hot Chili Peppers le 14 août 1994, à l’occasion des 25 ans du Festival de Woodstock : chaque musicien avait alors revêtu, en guise de couvre-chef, une ampoule géante allumée. Donner forme humaine à l’ampoule est d’ailleurs l’un des passe-temps favoris des designers. Marco Ferreri et Carlo Bellini ajoutent deux bras et deux jambes à une ampoule et la baptisent Eddy (1985). Michele De Lucchi (lire l’entretien page 21), lui, a donné naissance à la famille « Les Marionnettes » (2001), dont Omino, petit personnage conçu avec cinq ampoules qui font office de tête, de bras et de jambes. Mais on est ici évidemment plus près de l’œuvre d’art que de la lampe domestique.
Les artistes, eux, justement, ne sont pas en reste. Si Niki de Saint Phalle visse des ampoules sur le dos de plusieurs de ses objets totémiques, tels Le Fil du discours (1980) ou Thoeris Hippo (1990), Mathieu Mercier se révèle, lui, plus en phase avec l’univers du design, usant de matériel électrique acheté dans le commerce. Ainsi, Double douille (1999) est une accumulation de douilles et d’ampoules de formats différents, assemblés tels les atomes d’une molécule, tandis qu’Ampoule sur caisson lumineux, installation présentée en 2001 à la galerie Chez Valentin, à Paris, met en scène les torsades luisantes d’un filament. En 1972, le peintre Robert Malaval (Atelier A) avait conçu, à l’aide d’un néon-écriture, une lampe-sculpture suggérant la silhouette d’une ampoule. Trente ans plus tard, le Japonais Kazuhiro Yamanaka reprend l’idée pour sa lampe As long as I am dreaming [« Aussi longtemps que je rêverai »], mais l’adapte aux matériaux actuels, en l’occurrence la fibre optique.

Néons sans fil
De l’image de l’ampoule à sa métaphore, il n’y a qu’un pas qu’ont franchi moult designers et, en particulier, Ingo Maurer, créateur d’une foule d’objets lumineux. Sa suspension Wo bist du Edison ? (1997) est une feuille de Rhodoïd où l’ampoule se révèle être un hologramme de 360°. Idem pour l’applique Holonzki (2000) qui, elle, est une simple douille surmontée, cette fois, d’un hologramme de bulbe. Éteinte, on ne distingue que la douille. Une fois allumée, apparaît, reconstituée, l’image de l’ampoule. Enfin, la lampe Dangle Dee (2001) se compose d’un circuit imprimé sur lequel des diodes électroluminescentes dessinent le contour… d’une ampoule électrique. Le stade ultime de la dématérialisation du « bulbe » est, sans doute, le film vidéo Infinite, réalisé en 1998 par le designer Arik Levy, où l’on ne voit qu’une seule image en continu : celle d’une ampoule allumée dont on peut même régler l’intensité grâce à la télécommande de la télévision.
Aujourd’hui, avec l’arrivée de matériaux inédits et de nouvelles technologies, les designers redoublent d’ingéniosité. Ainsi l’Italien Denis Santachiara a-t-il montré en 2002 une collection de luminaires baptisée « Oz » et constituée de néons sans fil et pourtant allumés, que l’on peut manipuler sans se brûler. Ce travail lui a été inspiré non par les trouvailles d’Edison mais par celles de Nikola Tesla (1856-1943), ingénieur serbe qui donna son nom à l’unité d’induction magnétique. Preuve que les inventeurs du passé n’ont pas fini de stimuler les créateurs du présent.

Transparence et euphorisme
De fait, le dernier enfant d’Edison pourrait bien être l’Anglais Paul Cocksedge, 26 ans, diplômé en 2002 du Royal College of Art de Londres, et qui fait actuellement partie des quatre sélectionnés au titre de « Designer de l’année 2004 », distinction décernée en mai au Royaume-Uni. Depuis l’an passé, Paul Cocksedge expose en effet des créations plutôt inspirées sur le thème de la lumière. Constituée d’une simple ampoule et de deux fils électriques raccordés à une feuille de papier, la lampe Watt ? met en avant les propriétés de conductibilité du graphite contenu dans un crayon à papier. Pour la faire fonctionner, il suffit de compléter soi-même le « circuit » entre les deux points électriques en dessinant une connexion à l’aide de la mine de graphite. Le plus amusant est que l’on peut faire varier l’intensité en gommant le trait, jusqu’à éteindre la lampe en l’effaçant complètement.
La beauté de l’ampoule elle-même est d’ailleurs l’un des dadas de Paul Cocksedge. Ainsi la lampe NeON, composée d’une bulle de verre soufflé en forme d’ampoule pharmaceutique surdimensionnée, remplie d’un gaz naturel et chargée de courant. Éteinte, la bulle est quasiment invisible. Allumée, le gaz prend alors une surprenante couleur vive. Son dernier prototype, dévoilé il y a quelques jours à peine à l’occasion du Salon du meuble de Milan (lire page 4), est la lampe Sapphire and Tonic, suspension en forme d’ampoule électrique, emplie d’un liquide plutôt euphorisant – un cocktail de gin et de boisson gazeuse – et fonctionnant grâce à un rayon ultraviolet. Éteinte, la lampe est entièrement transparente. Allumée, elle prend alors une incroyable teinte bleutée.
À travers ses étonnants luminaires, c’est toute la magie de la lumière que tente de restituer Cocksedge. Avec lui, l’ampoule à nu a encore de beaux jours devant elle. Edison peut dormir tranquille.

Lampes et réédition

Certaines lampes-cultes de l’histoire du luminaire font l’objet d’une réédition. Ainsi, depuis 2002, l’éditeur suisse Vitra réédite, par exemple, la lampe La Potence de Jean Prouvé (1901-1984). En 2000, Gin Mouille, la femme de Serge Mouille (1922-1988), a décidé de reprendre la production de certains modèles de son mari, dont un lampadaire à trois bras, une applique à deux bras mobile et une suspension à trois bras pivotants. Enfin, plusieurs créations de Pierre Chareau (1883-1950) sont rééditées par la société MCDE Éditions Luminaires. En revanche, pour la maison de luminaires Perzel, on ne peut pas réellement parler de réédition car l’entreprise n’a, depuis les années 1920, jamais cessé sa production. Le catalogue d’archives propose aujourd’hui quelque 7 000 modèles, dont un best-seller, la lampe Cité universitaire, créée en 1929.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°192 du 30 avril 2004, avec le titre suivant : L’ampoule mise à nu

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