Philo

La vie d’Adorno en théorie

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 28 mai 2004 - 751 mots

Le parcours singulier de l’auteur de « Minima Moralia » et de la « Théorie esthétique ».

A priori, l’idée même d’une biographie d’un penseur comme Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) a quelque chose d’incongru, et pas seulement en raison des réserves qu’il formulait lui-même à l’encontre de ce genre littéraire. « De mon existence empirique, écrivait-il à Walter Benjamin en 1936, il y a très peu à signaler ; mais de l’intellectuelle, d’autant plus. » Pourtant, non seulement Stefan Müller-Doohm, professeur à l’université d’Oldenburg (Allemagne), a une connaissance presque exhaustive de toutes les sources disponibles sur ce maître de l’École de Francfort, mais il parvient au fil des pages à justifier pleinement l’examen des rapports de la vie et de l’œuvre. Trois motifs essentiels y contribuent : le premier tient à la discrétion d’Adorno, dans sa correspondance, sur les événements historiques dont il est le témoin, le second à la qualité et à la quantité de ses interlocuteurs, et le troisième à la diversité de ses intérêts et de ses compétences.

Combiner les passions
D’origine juive du côté paternel, corse du côté maternel, Theodor Ludwig Wiesengrund Adorno s’ouvre très jeune à sa première vocation, la musique, qu’il étudiera en particulier à Vienne auprès d’Alban Berg, avec qui il restera lié jusqu’à la mort de ce dernier (en témoigne leur correspondance, publiée cette année aux éditions Gallimard). C’est en compositeur que va se rêver le futur auteur de Dialectique négative (1966), et il laissera en effet quelques pièces pour musique de chambre et l’esquisse d’un opéra. Une succession de rencontres décidera autrement de son destin, et en particulier celle qu’il fait très tôt avec Siegfried Kracauer, le futur auteur de L’Ornement de la masse, qui, via des commentaires sur Kant, Hegel et Kierkegaard, « lui rendait la philosophie parlante ». Il prendra alors le chemin de l’université – où sa thèse portera justement sur Kierkegaard –, plutôt que celui du conservatoire. Mais les passions, chez Adorno, qu’elles soient amoureuses ou intellectuelles, sont tenaces et, plutôt que d’abandonner l’une au profit de l’autre, il trouvera toujours le moyen de les combiner. C’est à cette caractéristique que l’on doit de nombreux ouvrages et articles sur la musique (et les compositeurs Berg, Wagner, Mahler) qui constitueront le socle d’une réflexion esthétique élargie.
Sa curiosité naturelle, encore stimulée par ses rencontres avec Max Horkheimer, Ernst Bloch, Walter Benjamin ou Georg Luckas, parmi d’autres, conduit Adorno à pousser de multiples portes sans égard pour l’étanchéité des disciplines que l’université entend préserver. De façon intuitive dès ses années de formation, il se place aux confluents de la philosophie, de la sociologie, de la psychanalyse, « constellations changeantes » – position risquée et riche en malentendus  qui donnera cependant à sa critique de la modernité une rare pertinence. Comment, dans ces conditions, pourrait-il s’en tenir à un dogme ? Adorno s’approprie d’autant mieux ses lectures éclectiques qu’il les soumet à un examen rigoureux mené d’après ses propres convictions : ce qui compte est la cohérence de sa propre pensée bien plus que celle de ses références. Il procédera de même avec ses proches, argumentant avec une intransigeance qui ne sera pas toujours comprise par les intéressés eux-mêmes ni par ses commentateurs, qui lui reprochent une attitude autoritaire, et parfois presque paternaliste. Dans un monde qui est littéralement en train de se désagréger, dans une Allemagne ravagée par ses démons qu’il est contraint de fuir, à Oxford d’abord, puis à Los Angeles, où il peut prendre la mesure des nouvelles formes d’aliénation qui s’y inventent, il ne cède jamais à un quelconque pessimisme morbide.
En vertu d’un principe éthique auquel il reste toute sa vie fidèle, Adorno récuse avec la dernière énergie l’idée que le désenchantement soit une fatalité. Le pari sur la pensée et sur l’art reste le meilleur rempart contre les effets dévastateurs des figures du désastre qu’il observe de près au sein de l’Institut de recherches sociales (université de New York). Si son esthétique garde encore aujourd’hui une telle importance, c’est parce qu’elle n’est pas une fin en soi, ne se veut surtout pas un système prescriptif, ne tente pas d’assigner naïvement une mission à l’art, mais en fait le lieu de la vérité et d’une résistance actuelle à « la vie mutilée ». Si, comme il le remarquait dans sa Théorie esthétique, « la barbarie consiste à prendre les choses à la lettre », le caractère exemplaire de l’art est plus que jamais nécessaire.

Stefan Müller-Doohm, Adorno, une biographie, éditions Gallimard, 2004, 630 p., 32,50 euros. ISBN 2-O7-076765-5.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°194 du 28 mai 2004, avec le titre suivant : La vie d’Adorno en théorie

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