Léonard Gianadda

Directeur de la Fondation Pierre-Gianadda à Martigny

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 11 juin 2004 - 1376 mots

Avec un rare volontarisme, Léonard Gianadda a su faire de sa fondation à Martigny un passage obligé du monde des arts et de la musique.

Un physique impressionnant d’empereur romain, un sourire désarmant lorsqu’il veut bien se dessiner. Léonard Gianadda est un géant qui sait jouer de sa séduction et de sa gentillesse tout comme vous remettre à votre place. Car le charmeur généreux peut aussi se montrer soupe au lait, voire colérique. Soucieux de chaque détail de sa fondation, il y a en lui de l’inspecteur des travaux finis.
Troisième génération d’émigrés italiens du Piémont, ingénieur ayant fait fortune dans le béton, Léonard Gianadda découvre en 1976 sur le chantier de construction d’un immeuble à Martigny, en Suisse, les ruines d’un temple gallo-romain. Arrêtant les travaux, il décide d’y ériger une fondation dédiée à l’art moderne et à la musique. Elle portera le nom de son frère Pierre, décédé dans un accident d’avion la même année. Mais le Latin se sent aussi redevable à sa terre d’accueil : « Le fait que je sois descendant d’immigrés fait que je considère comme une faveur et non comme un dû d’habiter à Martigny. Cette fondation est aussi un témoignage de ma reconnaissance envers ce pays, la Suisse, qui a accueilli ma famille. »

Fédérateur d’énergies
Sa première exposition essuie une volée de bois de vert de Pierre Gassier, critique au quotidien La Tribune. Gianadda avale les couleuvres, encaisse, et apprend en silence. Sans se démonter, il confie à celui qui l’avait éreinté le commissariat de l’exposition suivante. « C’est un lutteur. Quand il a créé cette fondation, il ne savait pas ce que c’était. Il n’a pas lâché prise. Beaucoup ont été surpris qu’il se forge avec autant de rapidité et d’intelligence », souligne son complice Jean-Louis Prat, directeur de la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence. Il est vrai que l’intelligentsia internationale regardait de haut le Piémontais. « Au départ, les Genevois et les Bâlois étaient contre lui, raconte son ami l’artiste Sam Szafran. Il a été extrêmement pugnace, a su les apprivoiser. Il reste quelques aigreurs à droite et à gauche. Mais Léonard a su créer une unanimité qui ne lui était pas acquise. » Une adhésion qui se répand comme une traînée de poudre. « Il y a en lui une sympathie contagieuse qui s’étend par cercles concentriques et finit par toucher beaucoup de monde, ajoute Jean Clair, directeur du Musée Picasso à Paris. Parfois, c’est à lui que font appel les directeurs de musée pour qu’il les aide à obtenir des prêts. » Gianadda est d’ailleurs membre du conseil d’administration de plusieurs institutions, tels le Musée Rodin à Paris et la Fondation Balthus (Suisse), et membre de la commission des acquisitions du Musée d’Orsay. Sans compter l’Académie qui en a fait un « immortel ». « Retraité » depuis deux ans, on s’étonne qu’il ait mené de front sa carrière d’ingénieur et la direction de la fondation. Véritable chef d’orchestre, cet hyperactif ignore la contemplation. « Il regarde très vite les œuvres. C’est plutôt un grand fédérateur d’énergies, un leader », note Daniel Marchesseau, directeur du Musée de la Vie romantique, à Paris. On s’étonne de voir sur la liste de ses expositions les noms de Jules Bissier et de Ben Nicholson, auteurs d’œuvres dans lesquelles on ne l’imagine pas sauter à pieds joints. On le voit pendu à son dictaphone et à son portable, les idées se bousculant par dizaines à la minute, l’enthousiasme aux aguets. On le sent aussi prêt à toutes les blagues de potache avec sa garde prétorienne, Jean-Louis Prat et Daniel Marchesseau. Toujours sur la brèche, il n’en est pas moins passionné par la musique, art par essence de la durée. « L’opéra, c’est le moment de plénitude totale dans cette course effrénée qu’est sa vie », confie Jean Clair. En bon Latin, Gianadda y puise le lyrisme que l’Helvète tend à refouler. Car l’homme est un précipité d’affect pur. « La musique, c’est le spectacle, l’événement, mais aussi le partage. Je ne l’ai jamais entendu écouter un CD chez lui. Il est un peu comme les grands interprètes, il a besoin de son public. Et il accepte d’être le public de ces grands interprètes », souligne Daniel Marchesseau.

La collection de Léonard Gianadda s’est constituée au fil des expositions, pour pallier l’absence de certains prêts. Car l’homme n’est ni chasseur ni thésauriseur. « J’achetais pour avoir un collectionneur de moins à convaincre », rappelle-t-il. Depuis quinze ans, ses achats se portent surtout sur les sculptures monumentales destinées au parc agrandi en 1988. Chaque œuvre a sa petite histoire. Celle de Calder est particulièrement édifiante. Voilà quinze ans, il demande à la fille du sculpteur une œuvre en dépôt, sans songer alors à l’acheter. La valeur d’assurance était de 500 000 dollars. Au bout de cinq ans, il retourne à Saché, en Touraine, pour obtenir le prolongement du dépôt, mais propose cette fois à l’ayant droit d’acquérir la pièce. Celle-ci lui en demande alors un million de dollars. « J’ai tout de suite dit oui. J’ai senti qu’il ne fallait pas passer à côté de cette chance. J’étais pris à l’estomac car je sentais qu’elle n’était pas vraiment vendeuse et que, si j’hésitais, elle allait retirer son offre. » Le Génie de la Bastille de Max Ernst vient quant à lui d’une virée à New York en compagnie de Jean-Louis Prat. Ce dernier tentait en vain d’obtenir le prêt de la pièce auprès d’un marchand. Dans une largesse de grand seigneur, Gianadda achète l’œuvre qui part à Vence avant de prendre ses marques à Martigny. De même, pour calmer un César courroucé de voir la compression de la Volvo de Pontus Hulten siéger dans une galerie, il obtient l’œuvre pour l’installer dans son parc. Il y a du pater noster en lui, une idée de partage et non d’aumône. « À partir du moment où il est heureux, il doit partager ce plaisir. C’est un homme qui ne peut manger seul », résume Jean Clair. La générosité appelant la générosité, la fondation suscite des dons, comme en témoigne la mosaïque monumentale de Chagall inaugurée en novembre 2003. On regrette seulement que cet ensemble ne compte pas de Giacometti.

Le rythme des expositions s’est ralenti ces dernières années. « Il faut varier les genres et ne pas toujours fatiguer les mêmes prêteurs. Au début, je faisais des expositions avec un noyau central : une famille, une fondation, un musée. Je me suis dit un jour, faisons une exposition sans ce noyau, et ce fut Manet ! » Il a réussi à faire déplacer la Phillips Collection de Washington, tout comme il avait obtenu les peintures de Chagall du Théâtre juif de Moscou. Sans parler du dépôt pour quinze ans de la collection Louis et Evelyn Franck. À l’américaine, il sait s’entourer des bonnes personnes. Impliqué sans être interventionniste, il laisse carte blanche au commissaire. « Son regard sur l’art, c’est la modestie de l’avoir à travers les autres. Il peut intervenir dans une exposition avec le côté “j’en impose, je dis ce que je pense”. Mais il est chaleureux et tendre. Il a un côté géant auquel on n’est pas habitué, qui vient vers vous avec plaisir, envie, naïveté alors qu’il n’est pas naïf », souligne Jean-Louis Prat. Léonard Gianadda est en revanche très chatouilleux dès qu’on critique l’architecture peu amène de la fondation. « Quand on traite le bâtiment de bunker, ça m’afflige. C’est un mot à connotation péjorative qui rappelle la guerre », tranche-t-il, mettant fin à tout commentaire. C’est qu’il en a signé lui-même les plans ! Le bâtiment est somme toute à l’échelle du Piémontais, entier, costaud. Malgré sa coque en béton, le musée s’est imposé en lieu de communion où, d’un regard panoramique, les œuvres s’offrent d’emblée au visiteur. D’un ancien temple, Gianadda a fait une agora. Peu d’institutions y sont parvenues.

Léonard Gianadda en six dates

1935 : Naissance à Martigny (Suisse)

1961 : Ouvre un bureau d’ingénieurs

1978 : Inauguration de la Fondation Pierre-Gianadda

1979 : Première exposition : « Six peintres valaisans »

1996 : Exposition « Manet »

2004 : « Chefs-d’œuvre de la Phillips Collection, Washington », 27 mai-27 septembre ; « Jean Fautrier », 2 octobre 2004-13 février 2005.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°195 du 11 juin 2004, avec le titre suivant : Léonard Gianadda

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