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Quand les musées se battent pour des chefs-d’œuvre

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 4 octobre 2007 - 1067 mots

À l’heure où le Musée du Louvre vient avec le Musée des beaux-arts de Lyon d’acquérir un tableau de Poussin, la National Gallery of Art de Londres cherche des solutions pour conserver les « Sacrements » du même peintre.

LONDRES - La National Gallery, à Londres, est confrontée depuis plus d’un siècle aux pires difficultés pour enrichir ses collections, et risque de perdre à court terme des œuvres d’une valeur d’environ 300 millions d’euros qui y sont actuellement en dépôt. Parmi ces œuvres prêtées par des particuliers et destinées à être vendues figurent L’Apothéose du roi James Ier par Rubens, une esquisse pour le plafond de la Banqueting House de Whitehall, les Sacrements de Poussin et un Portrait d’un jeune homme du Titien. Le moment choisi pour ces ventes est particulièrement délicat pour l’institution qui vient de perdre son directeur, Charles Saumarez Smith, parti le 26 juillet occuper le poste de secrétaire et directeur délégué de la Royal Academy. Son successeur ne devrait pas être nommé avant la fin de l’année. La démission du directeur s’explique en partie par la rareté des deniers publics alloués au musée.

Éviter la dispersion
Devant l’impossibilité pour le musée de se porter acquéreur de ces trois chefs-d’œuvre à la fois, son choix s’est porté sur les Sacrements peints par Poussin entre 1637 et 1640, notamment pour éviter leur dispersion. Ces tableaux (La Confirmation, L’Eucharistie, L’Extrême-onction, Le Mariage et L’Ordination) appartiennent au duc de Rutland et sont dans sa famille depuis 1785. Deux des « sept » sacrements manquent à l’appel : La Pénitence a été détruite par le feu en 1816 et Le Baptême figure dans les collections de la National Gallery of Art de Washington depuis 1939. Le musée londonien bénéficie du prêt, depuis 2002, de ces cinq Sacrements détenus par un fidéicommis familial.
En février, la revue Apollo a fait part de « rumeurs » sur le désir du duc de les vendre, rumeurs aujourd’hui avérées. L’ensemble vaudrait plus de 150 millions d’euros sur le marché et pourrait devenir l’œuvre la plus chère jamais vendue à ce jour – le record est sans doute tenu par N°5, 1948 de Jackson Pollock appartenant à David Geffen, acheté 140 millions de dollars lors d’une vente privée en 2006. Grâce aux abattements fiscaux, la National Gallery doit réunir la moitié de cette somme, un énorme défi pour l’institution. Elle devrait pouvoir bénéficier de l’aide du National Heritage Memorial Fund (Fonds national pour le patrimoine) dont les ressources sont limitées. Si les subventions annuelles allouées par le gouvernement ont atteint 15 millions d’euros en avril dernier, elles doivent financer de multiples domaines. L’Heritage Lottery Fund (HLF), qui a aidé la National Gallery, il y a trois ans, à réunir 33 millions d’euros pour acheter la Madone aux œillets de Raphaël, avait insisté, à l’époque, sur le caractère exceptionnel de l’opération. Le musée, lui, a néanmoins soumis un dossier pour obtenir 15 millions d’euros, une demande qui sera examinée en janvier 2008. La directrice du HLF, Carole Souter, met en garde : « La compétition pour obtenir notre financement est de plus en plus rude. La candidature du musée sera examinée selon les critères habituels du HLF, parmi lesquels la nécessité pour ces projets de profiter au public de manière significative, et de démontrer comment ils s’assureront que tout le monde pourra s’instruire, apprécier et avoir accès à leur patrimoine. ».
Par ailleurs, le musée dispose des 75 millions d’euros de la dotation Getty, gérée par les Amis américains de la National Gallery. Mais elle ne peut dépenser que les intérêts que génère ce capital, soit 4,5 millions d’euros par an. Néanmoins, en cas de circonstances exceptionnelles, une partie du capital pourrait être débloquée. Enfin, le Art Fund apportera certainement son aide, mais la subvention la plus généreuse qu’il ait versée à ce jour s’élève à 800 000 euros, même s’il vient de promettre 3,4 millions d’euros pour la Dumfries House en Écosse. Avec la démission de Charles Saumarez Smith, c’est aujourd’hui Martin Wyld, conservateur en chef du musée et directeur par intérim, que revient le défi de lever ces fonds. Si toutefois la National Gallery n’arrivait pas à réunir les sommes nécessaires, la National Gallery of Art de Washington, qui possède déjà un tableau de l’ensemble, serait en première ligne. Le Louvre serait également intéressé (lire ci-dessous).

Cote imprévisible
La National Gallery ne pourra donc pas se porter acquéreur de l’esquisse de Rubens, réalisée durant le séjour de l’artiste à Londres en 1629-1630, en vue de décorer la Banqueting House. L’œuvre fut acquise à la fin du XVIIIe siècle par le deuxième vicomte Hampden et conservée plus de deux siècles par sa famille. Depuis 1981, ce Rubens était exposé à la National Gallery en tant que prêt « anonyme ». Il appartient aujourd’hui au fidéicommis familial du vicomte Hampden. Ni le propriétaire ni le musée n’ont souhaité s’exprimer sur son prix, mais l’importance historique de cette grisaille à l’huile lui promet entre 15 et 21 millions d’euros sur le marché. Cependant, la cote de Rubens est imprévisible depuis la vente du Massacre des Innocents, acquis par Lord Thomson pour 75 millions d’euros en 2002. Rubens ayant exécuté cette œuvre en Grande-Bretagne, la Tate Gallery pourrait chercher à l’acquérir pour la Tate Britain. Un porte-parole du musée a récemment déclaré que l’institution a « exprimé une grande volonté de trouver des solutions pour garder cette œuvre importante accessible au public ». L’actuel vicomte Hampden nous a confié que si aucune collection publique britannique n’était capable d’acquérir le Rubens, son fidéicommis familial devrait « reconsidérer la question ».
Cependant, la Tate est déjà actuellement en train de lever des fonds en vue de l’acquisition avec les National Galleries of Scotland de la collection d’art contemporain d’Anthony d’Offay. Les 700 œuvres accumulées par l’ancien galeriste pourraient valoir jusqu’à 150 millions d’euros. Les négociations pour cette acquisition, en partie un achat, en partie une donation, se poursuivent. La vente du Rubens met donc la Tate dans une position difficile, puisque le musée doit choisir entre un chef-d’œuvre d’importance historique et une collection majeure d’art contemporain.
Enfin, le Titien, un Portrait d’un jeune homme datant d’environ 1515-1520, prêté à la National Gallery par Lord Halifax depuis 1992, est également à vendre. Il y a deux ans, le tableau a été repris, et mis sur le marché. L’an dernier, la National Gallery en a offert 83 millions d’euros. Lord Halifax a décliné l’offre et l’œuvre est restée en vente auprès du marchand londonien Simon Dickinson. Mais le fait qu’elle n’ait toujours pas trouvé preneur démontre qu’il sera difficile de la vendre plus cher.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°264 du 7 septembre 2007, avec le titre suivant : Quand les musées se battent pour des chefs-d’œuvre

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