Entretien

Sylvie Béguin, historienne de l’art

La « maniera » Primatice

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 2004 - 1524 mots

Pendant près de quarante ans, de 1532 à 1570, Francesco Primaticcio (1504-1570), dit « Primatice », mit son art au service des rois de France, de François Ier à Charles IX. Principal maître de Fontainebleau, où il réalisa la galerie d’Ulysse, il sut s’entourer d’artistes de talent pour exécuter les décors qu’il dessinait. Le Louvre lui rend hommage à travers 270 dessins, estampes, peintures, sculptures et tapisseries. L’événement est de taille puisqu’il s’agit de la première rétrospective jamais consacrée à l’artiste. Seulement une soixantaine de ses œuvres avaient auparavant été réunies au Grand Palais, en 1972, lors de la vaste exposition organisée sur l’école de Fontainebleau par Michel Laclotte et Sylvie Béguin. Entrée en 1947 au département des Peintures du Musée du Louvre, où elle a effectué toute sa carrière, l’historienne de l’art nous donne aujourd’hui son point de vue sur l’exposition et revient sur le style « primaticien ».

 En tant que spécialiste de l’école de Fontainebleau, quel regard portez-vous sur l’exposition du Louvre ?
Organiser une exposition sur Primatice présentait une difficulté toute particulière puisqu’il s’agit d’un artiste dont les grands ensembles décoratifs ont disparu, ou ont été complètement repeints, et dont on conserve essentiellement les dessins. Qui plus est, l’œuvre peint continue de poser de sérieux problèmes d’attribution. Tâche pour le moins délicate : il faut travailler sur ce qu’on pense être de lui, ce qui est périlleux car il n’y a pas d’œuvres signées ou datées et très peu sont documentées, mis à part les grands ensembles décoratifs. Cela se complique encore lorsqu’on sait que ce n’était pas Primatice qui peignait ses grands ensembles, mais des collaborateurs qui travaillaient d’après ses dessins, voire les complétaient, comme Nicolò dell’Abate.

L’exposition rend-elle compte de ces ambiguïtés ?
Oui, elle en rend très bien compte. L’exposition de Dominique Cordellier est claire et les œuvres judicieusement sélectionnées. Néanmoins, selon moi, certaines difficultés n’ont pu être surmontées ; des difficultés qui tiennent au sujet lui-même mais aussi à l’ingratitude des salles. Celles-ci sont en effet petites et basses de plafond alors qu’il s’agissait d’évoquer des œuvres monumentales ! L’espace convient bien aux dessins, mais empêche une présentation vivante de l’œuvre graphique de Primatice et crée une certaine monotonie. Lors de l’exposition que nous avions organisée au Grand Palais avec Michel Laclotte, nous disposions d’un grand espace. Cela nous avait permis d’associer aux dessins de Primatice des sculptures, peintures et objets d’art qui donnaient une idée plus juste de l’école de Fontainebleau. Le dessin est beaucoup plus difficile à regarder que la peinture et, pour intéresser le public, il faut de la variété et du piquant. D’autant plus que les dessins, ici, sont relayés par quantité de copies souvent laides ! J’ai commencé à étudier les tableaux de Fontainebleau parce que je me disais que ce n’était pas possible que les gens de l’époque trouvent ces œuvres merveilleuses, elles devaient forcément ressembler à autre chose. Effectivement, les copies n’ont rien à voir avec les originaux, si ce n’est le sujet. La postérité nous a malheureusement légué des copies souvent affreuses ou des fresques terriblement altérées et trop reprises.

L’exposition constitue-t-elle une avancée pour l’histoire de l’art ?
Tout le matériel présenté est assez bien connu des chercheurs, mais le mérite de l’exposition est de présenter les œuvres ensemble et de les faire redécouvrir au public. Certains dessins nouveaux apparus récemment chez les antiquaires sont présentés à côté de dessins bien connus du Louvre ou de l’étranger. Cette confrontation permet de vérifier la validité de certaines attributions. De ce point de vue, la manifestation est intéressante et très subtile. Évidemment, il y a toujours des œuvres que l’on connaît et que l’on regrette de ne pas voir figurer...

Primatice est souvent considéré comme le « véritable fondateur de l’art français ». Quelle fut réellement son influence en France et en l’Europe ?
Son influence a été considérable mais, avant lui, l’école française avait déjà produit des œuvres de grande importance, comme en témoignait récemment l’admirable exposition présentée au Musée du Louvre, « Paris 1400, les arts sous Charles VI » (lire le JdA n°189, 19 mars 2004). On peut dire que Primatice a inventé le style moderne de l’époque Renaissance en France par son interprétation du maniérisme. C’est un artiste de cour, qui a su se plier aux intentions de mécènes aux goûts raffinés. Il a aussi profité du fait que Rosso Fiorentino, arrivé à Fontainebleau avant lui – et qui, à mon avis, était un artiste beaucoup plus grand –, disparaisse tragiquement en 1540. Cela a permis à Primatice de régner sur Fontainebleau de manière quasiment continue jusqu’à sa mort en 1570, même s’il fut brièvement éclipsé par Philibert Delorme sous le règne d’Henri II.

Comment peut-on définir le style de Primatice ?
L’artiste s’est largement inspiré des représentants distingués du maniérisme italien tout en assimilant de façon très particulière la culture française et le goût du roi. Les Italiens appellent d’ailleurs son style la « maniera francese ». Très intelligemment et très élégamment, il a réussi à faire la synthèse d’artistes qu’il connut en Italie. Son œuvre a ensuite été diffusée grâce à l’estampe. Primatice a puisé à ses débuts dans l’œuvre de Rosso, beaucoup plus, selon moi, que ne le laisse entendre l’exposition. Si Primatice a dominé à l’origine sans aucun doute la scène française, ce n’est pas lui qui a eu le premier les idées géniales. La galerie François Ier, exécutée par Rosso, en est la preuve. Primatice n’aurait, à mon sens, pas pu la réaliser. C’est Rosso qui a inventé ces compositions à la fois très sensuelles et très intellectuelles qui plaisaient tant au roi et qui, pour le public aujourd’hui encore, caractérisent la manière de Fontainebleau. Primatice en a tiré un quelque chose de personnel et de raffiné qui a eu une diffusion énorme, jusqu’au XIXe siècle pratiquement. Pour l’époque moderne, l’intervention de François Rouan montre les limites de cette influence.

Quels rapports Primatice avait-il avec ses « interprètes », les peintres, émailleurs ou sculpteurs qui travaillaient à partir de ses dessins ?
C’est un point très important qui n’est pas assez montré dans l’exposition. Les différents artistes qui l’entouraient, souvent d’éminents spécialistes, sont les grands absents du parcours. Il s’agit une fois encore d’un sujet très délicat à aborder car nous manquons cruellement de documents. Un certain nombre d’œuvres permettent toutefois de comprendre comment cela fonctionnait. À un artiste comme Nicolò dell’Abate, Primatice se contentait de donner des dessins qu’il arrangeait. Selon moi, Nicolò dell’Abate est plus beau peintre que Primatice, ce dernier étant surtout doué pour le dessin. Je pense en outre que Primatice a très peu peint. Des collaborateurs préparaient ses patrons et copiaient ses dessins.

Que vous inspirent les tableaux présentés au Louvre ; peut-on être certains de leur attribution ?
Le petit tableau exécuté sur ardoise représentant La Sainte Famille, prêté par le Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, est sans aucun doute de la main de Primatice, mais j’ai du mal à croire que toutes les peintures qui lui sont attribuées soient réellement de lui. Pourquoi l’Autoportrait est-il isolé [il est présenté en guise d’introduction, hors parcours] ? Ce qui est intéressant dans une exposition, c’est de pouvoir comparer les œuvres… Or, dans ce cas, c’est impossible. Pourtant, on peut légitimement s’interroger sur son attribution à Primatice. Il suffit d’étudier en détail la gravure qui illustrait les Vite de Vasari. Si l’on compare le visage de cette gravure à celui de l’autoportrait, il n’y a aucun rapport entre les deux hommes ! Quant à la technique de la peinture, elle est radicalement différente des œuvres qui lui sont attribuées. L’école de Fontainebleau soulève des questions très complexes que, petit à petit, l’histoire de l’art parvient à résoudre. Pendant longtemps, cette école était si mal connue qu’on avait confondu la manière que Primatice développe à la fin de sa vie, avant 1570, en réalisant notamment le décor de la chambre du roi Charles IX, avec celle qu’il développa dans les années 1530 pour la chambre de François Ier ! J’étais très contente d’avoir pu corriger cette erreur grâce à un document que l’on avait oublié de prendre en compte et à des copies dessinées. Cela a permis de clarifier d’autres points et aussi d’identifier dans les collections du Louvre toute une série de dessins préparatoires parmi les derniers connus de Primatice. Cela nous donne une bonne idée des confusions qui régnaient sur l’école de Fontainebleau.

À ce propos, la monographie exhaustive que Louis Dimier a consacrée à Primatice en 1900 est aujourd’hui encore l’ouvrage de référence sur l’artiste...
Oui, je souhaiterais d’ailleurs faire rééditer l’ouvrage de Dimier, en y apportant les réajustements nécessaires. Il faut lui rendre un grand hommage, sa contribution pour le XVIe siècle est tout à fait admirable, même s’il est dépassé sur certains points.

PRIMATICE, MAÎTRE DE FONTAINEBLEAU (1504-1570)

Jusqu’au 3 janvier 2005, Musée du Louvre, hall Napoléon, 75001 Paris, tlj sauf mardi, 9h-17h30, 21h30 les mercredi et vendredi, tél. 01 40 20 53 17, www.louvre.fr. Catalogue, éditions RMN, 528 p., 60 euros. Dans le cadre de la « Saison italienne », le Louvre présente également une exposition-dossier autour du Christ mort peint par Rosso Fiorentino à la fin des années 1530.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Sylvie Béguin, historienne de l’art

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