Protection

Péril en la mémoire

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 2004 - 1388 mots

Menacé de toutes parts, le patrimoine mondial a subi de lourds dommages ces dix
dernières années malgré l’adoption de textes de plus en plus protecteurs.

Conflits armés, inondations, incendies, destructions volontaires à des fins économiques ou politiques, budgets insuffisants mais aussi vicissitudes du temps… le patrimoine culturel mondial a été particulièrement touché ces dernières années. Depuis dix ans, le Journal des Arts met l’accent sur les combats menés pour la sauvegarde du patrimoine et ses causes perdues, du Kosovo à Angkor et Venise, de Kaboul à Bagdad.
« Croatie : Des centaines de milliers d’œuvres et d’objets d’art détruits », titrait en septembre 1994 le JdA pour son sixième numéro. Dans un entretien, le ministre croate de la Culture déplorait le manque de moyens mis en œuvre pour aider la Croatie, notamment la ville de Dubrovnik, bombardée entre octobre et décembre 1991, et en appelait à l’aide internationale. Une décennie plus tard, notre envoyée spéciale se rendait sur place pour rendre compte des travaux effectués (lire le JdA n° 192, 30 avril 2004). Loin d’offrir l’image d’une ville défigurée par la guerre, Dubrovnik a retrouvé sa splendeur passée. Fruits d’une étroite collaboration avec l’Unesco – la « reine des Balkans », inscrite depuis 1979 sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, a bénéficié d’un plan d’action spécial et d’une aide d’urgence –, les travaux ont permis de restaurer aussi bien les remparts médiévaux, les façades gothiques ou Renaissance que les nombreux édifices construits en pierre de Korcula, une roche calcaire locale dont il fallut relancer l’exploitation selon des techniques anciennes. Sur le plan juridique, le Tribunal pénal international retenait en 2001 la destruction des monuments historiques comme chef d’accusation contre les responsables des attentats de 1991. Cette reconnaissance des « crimes contre les biens culturels » constituait une véritable avancée du droit international en la matière. Mais cette « restauration exemplaire », suivie de mesures juridiques, fait figure d’exception.

Privé de son histoire
Peu de sites ou édifices ont bénéficié d’une aide aussi efficace que Dubrovnik. En outre, les vestiges du passé attirent souvent l’attention alors qu’il est déjà trop tard. Ainsi des Bouddhas de Bamiyan, en Afghanistan (lire l’encadré) ou, plus récemment, des témoignages du patrimoine irakien, détruits par un conflit qui n’épargne ni les civils ni leur mémoire. La destruction de villages sumériens datant du IIIe millénaire avant notre ère, le pillage du Musée archéologique national de Bagdad – qui abritait l’une des plus belles collections publiques du Moyen-Orient –, auront des conséquences désastreuses étendues largement au-delà du domaine de l’histoire de l’art. Le peuple irakien, opprimé pendant des années de dictature et victime d’un conflit qui s’enlise, peinera d’autant plus à se reconstruire qu’il se retrouve privé de son histoire. Avant même que ne soit lancée par les forces américaines l’opération « Liberté de l’Irak », le 20 mars 2003, les archéologues américains avaient tenté de sensibiliser les autorités sur la protection nécessaire d’un patrimoine millénaire. En vain. Aujourd’hui, malgré un travail de collaboration entre les services de l’Unesco, d’Interpol, de l’Organisation mondiale des douanes, des conservateurs du monde entier et des acteurs du marché de l’art, des œuvres de provenance suspecte continuent à circuler… Dans un entretien publié en mai (lire le JdA n° 193, 14 mai 2004), John Russell, professeur d’archéologie au Massachusetts College of Art de Boston, conseiller auprès du ministère de la Culture irakien, se voulait pourtant rassurant : plus d’un million et demi de dollars (1,3 million d’euros) avaient été réservés par le département d’État américain aux institutions culturelles, la majeure partie de la somme étant destinée à la reconstruction du musée de Bagdad comme à la recherche des pièces archéologiques disparues.
Autre fleuron du patrimoine mondial dont l’avenir est menacé : Venise. La Sérénissime est en effet régulièrement inondée par les grandes marées. Après des années de tergiversation, le projet « Moïse » – consistant à installer des digues mobiles à l’entrée de la lagune vénitienne – a finalement été adopté. Mais il semble l’avoir été sans connaissance approfondie de ses conséquences à long terme. Très critiqué par les écologistes, qui le considèrent comme inutile et dangereux pour la lagune, ce programme est à l’inverse perçu comme une aubaine pour le monde de l’industrie, des affaires et du tourisme...
Mais l’exploitation du patrimoine à des fins mercantiles n’est pas l’apanage des Vénitiens, puisque cette tendance s’est accentuée au cours de ces dix dernières années. Alors qu’en Italie l’État est prêt à vendre une partie de son patrimoine pour renflouer ses caisses, en France, il renonce peu à peu à ses missions de service public sur fond de coupes budgétaires et de décentralisation. Confier une partie des sites ou monuments historiques aux collectivités locales n’est pourtant pas sans risques. Si beaucoup ne disposent tout simplement pas des moyens nécessaires à leur sauvegarde, certains élus locaux, peu scrupuleux, choisissent de favoriser les monuments à fort potentiel touristique et négligent l’entretien de lieux plus modestes...
Dans la même logique de désengagement de l’État, la loi votée en août 2003 (à l’initiative de députés maires de petites communes) sur l’archéologie préventive a ouvert la discipline au privé et diminué les budgets qui lui étaient alloués. Une situation très alarmante puisque ces opérations de sauvetage réalisées dans le cadre de grands travaux d’aménagement représentent 85 % des fouilles en France. Et, comme le soulignait avant l’été dans nos colonnes Alain Schnapp, directeur de l’Institut national d’histoire de l’art, à Paris (lire le JdA n° 196, 25 juin 2004), l’archéologie, avec seulement 1 600 salariés pour tout le pays, manque pour le moins de main-d’œuvre ! L’État va-t-il définitivement abandonner le patrimoine aux lois du marché ? Une prise de conscience générale est nécessaire, laquelle pourrait s’inspirer de l’exemple de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui a lancé un vaste plan pour rénover et mettre en valeur ses nombreux édifices antiques. Cette initiative heureuse donne la priorité à la sauvegarde du patrimoine, sans pour autant négliger les contraintes touristiques et budgétaires. Saluons ici la Région pour avoir investi de manière significative. Mais n’est pas à négliger l’entreprise la plus courante – et la moins coûteuse –, qui consiste à entretenir le patrimoine au quotidien selon le bon vieil adage « mieux vaut prévenir que guérir ».
Enfin, la notion même de « patrimoine » tend aujourd’hui à s’élargir. Depuis peu, les bâtiments protégés au titre de monument historique comptent parmi eux des équipements industriels, de loisir ou encore des logements sociaux. Des lieux de la mémoire collective touchant aussi au domaine de l’intime, que les populations ne doivent pas oublier, au risque de passer à côté de pans entiers de leur propre histoire...

Les Bouddhas de Bamyian détruits par les talibans

« Toutes les statues situées dans les différentes régions du pays doivent être détruites » pour avoir « été utilisées auparavant comme des idoles et des divinités par les incroyants qui leur rendaient un culte ». Par ce décret du 26 février 2001, le mollah Omar, chef suprême des talibans, qui dirigent alors la quasi-totalité de l’Afghanistan depuis 1997, porte le coup de grâce à un patrimoine déjà miné par vingt-cinq ans de guerres. En mars 2001, la rumeur se confirme : les deux Bouddhas géants de Bamiyan ont bel et bien été détruits par les talibans. Sculptés entre le IIe et le Ve siècle, ils constituaient le témoignage le plus monumental de l’histoire pré-islamique du pays et témoignaient de la richesse d’un art unique. Toutes les grandes civilisations de l’Antiquité (la Grèce, l’Inde, la Chine ou l’Iran) se sont rencontrées en Afghanistan, où elles ont donné naissance à des œuvres exceptionnelles. Des œuvres pour la plupart d’entre elles disparues après le pillage du Musée de Kaboul, épisode qui a attiré l’attention sur un pays dans lequel les droits de l’homme les plus élémentaires étaient bafoués par un régime totalitaire. Aujourd’hui, il est question de reconstruire les Bouddhas. Des missions de l’Unesco dépêchées sur place ont en effet découvert que la majorité des éléments du plus grand des deux Bouddhas avaient été retrouvés. La pertinence de cette reconstruction divise pourtant les spécialistes. Au-delà du symbole de la fin du régime taliban, celle-ci permettrait de relancer le tourisme. Mais, affirment certains, la reconstitution ne pourra être que partielle, les techniques les plus sophistiquées se révélant impuissantes au calcul de la position exacte des blocs de pierre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Péril en la mémoire

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