Photographie

Correspondance de guerre

Le Journal des Arts

Le 5 novembre 2004 - 794 mots

Un album de Felice Beato est présenté au Musée d’histoire naturelle de Lille.

 LILLE - Certains musées de province regorgent encore de richesses inconnues, particulièrement dans le domaine de la photographie ancienne. C’est le cas du Musée d’histoire naturelle de Lille, et de ses collections du musée industriel, un musée d’étonnements, comme on n’en fait plus. Il s’y trouve un album unique en France, de la campagne franco-anglaise de Chine en 1860, dont les clichés sont dus à Felice Beato. Celui-ci, né à Venise vers 1825, parcourt la Crimée en guerre (1855), le Moyen-Orient, l’Inde avec le photographe James Robertson, rencontré à Malte. Puis, en 1860, il est engagé par les Anglais pour une mission de photographie intégrée au corps expéditionnaire (commun avec la France, totalisant 20 000 hommes). Les armées alliées mettent à mal l’Empire de Chine récalcitrant aux exigences européennes et à la signature du traité de Tien-tsin (lié à la guerre de l’opium, laquelle dure depuis 1839). Les européens s’annoncent à l’embouchure du fleuve Pei-Ho, d’où l’on peut remonter sur Pékin, et prennent à revers les forts de Takou (le 21 août 1860), occasion pour Beato de réaliser quelques images très fortes où l’on voit les lieux en l’état, après l’attaque, les corps au sol, réalisme encore inhabituel dans la photographie primitive – Beato s’est déjà illustré à Lucknow (Inde), dans la guerre des Cipayes, en 1857, avec de semblables présences macabres. De là, les troupes gagnent Palikiao (le grenier de Pékin) puis le palais d’Été au nord de la ville (pillé le 7 octobre). Celui-ci sera incendié quelques jours plus tard, avant que l’empereur signe le traité final (le 24 octobre). Beato suit évidemment les troupes dans tous ces lieux, où il exécute des vues d’ensemble des campements, des sites de bataille, manifestement émerveillé par les monuments (temples, pagode de Tong Chow, portes, tombeaux près de Pékin) et par l’ampleur des murailles d’enceinte et des tours. Il y grimpe à l’occasion pour effectuer des vues générales panoramiques.
Le travail de Beato est exemplaire si l’on se reporte aux difficultés pratiques de l’époque comme des circonstances locales. La technique nouvelle du négatif au collodion humide sur plaque de verre est à préparer impérativement sur place, sous tente obscure, d’un format « moyen » (mais tout de même 25 x 30 cm, un grand format d’aujourd’hui), un matériel qu’il faut transporter.
L’album constitué par Marchant de Vernouillet, second secrétaire à l’ambassade de Chine, contient 53 vues (tirages sur papier albuminé par contact avec le négatif) dont 13 sont d’impressionnants panoramas de 2 à 6 vues successives séparées, ensuite assemblées par collage (cette technique est typique de l’époque, mais difficile à réussir). L’album, identifié lors d’un inventaire scientifique il y a une quinzaine d’années, entièrement restauré pour être démonté et présenté vue par vue, est dans un parfait état de conservation, les tirages exceptionnellement contrastés. Les vues sont accompagnées de légendes par son propriétaire, donnant parfois l’impression de participer aux événements : « Mur de Pékin, partie dont nous avons pris possession le 14 octobre ». L’ensemble constitue un récit qui mêle les opérations de prestige (Hongkong à l’arrivée des flottes alliées), les faits militaires et l’organisation concrète des positions ennemies ou alliées, les perspectives architecturales gigantesques et la fascination de l’européen pour une culture qu’il ne comprend pas (tombeaux près de Palikiao, temple de Confucius à Canton, Pagode de porcelaine avant son incendie), où l’autorité impériale domine par la démesure ou la richesse (Sommet du mur de Pékin en avant de la porte de la Paix, Panorama de Pékin, Intérieur du palais impérial). Beato, après cela, rejoint le Japon en 1863, s’y installe jusqu’en 1884 en y créant une véritable école de photographie, art occidental s’il en est ; il subit l’incendie de son atelier en 1866, vend son fonds au baron Von Stillfried, repart pour le Soudan et achève son parcours en Birmanie en 1903. Ses clichés du Japon sont très recherchés par les collectionneurs, tant il représente un âge d’or de la photographie, au même titre qu’un Nadar ou un Le Gray.
L’exposition, placée sous le double label de Lille 2004 et de l’Année de la Chine, est remarquablement présentée, avec un appareil pédagogique et documentaire qui permet d’accéder aussi bien à la technique photographique de Beato qu’à l’histoire politique et militaire dont rend compte, de manière si précieuse, un tel album : on s’arrête par exemple sur cette lettre de Victor Hugo regrettant la disparition du palais d’Été, « sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu ». Reste à espérer maintenant une publication de ce matériel.

FELICE BEATO EN CHINE, PHTOGRAPHIER LA CHINE EN 1860

Jusqu’au 14 janvier 2005, Musée d’histoire naturelle, 19, rue de Bruxelles, 59000 Lille, tél. 03 28 55 30 80, tlj sauf mardi et samedi 9h-12h, 14h-17h, dimanche 10h-13h, 14h-18h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°202 du 5 novembre 2004, avec le titre suivant : Correspondance de guerre

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