La favela chic des frères Campana

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 4 février 2005 - 756 mots

Humberto et Fernando Campana contribuent à forger l’identité du design brésilien. Ils viennent de recevoir le prix du Nombre d’or au Salon du meuble de Paris.

Encore un peu et ils dessineraient du vide. Dévoilé en avril 2004 au Salon du meuble de Milan, le fauteuil Corallo, dernière création des designers brésiliens Humberto et Fernando Campana, n’est en effet qu’un gribouillis. Pas plus compliqué que l’esquisse qui a servi à le matérialiser : un entrelacs de fil de métal, couleur corail, sur lequel s’asseoir relève de l’épreuve, voire de l’inconscience. Ne s’agit-il pas là, plus que d’une assise, d’une image qui, elle-même, servira à produire de l’image ?

C’est pourtant pour ce fauteuil Corallo et, plus généralement, pour l’ensemble des meubles qu’ils ont conçus pour la firme italienne Edra que les deux créateurs du pays de la samba viennent de décrocher le prix du Nombre d’or au Salon du meuble de Paris, qui s’est déroulé du 13 au 17 janvier. C’est comme si l’année du Brésil en France débutait avant l’heure. Ce prix récompense « une collaboration exemplaire, fruit d’une osmose professionnelle et intellectuelle, entre une entreprise et un designer ».
En l’espace de sept ans d’activité en Europe, les frères Campana sont devenus des stars du design mondial. Ni l’un ni l’autre, pourtant, ne se voyait devenir designer. Quand il était enfant, Humberto, 51 ans, voulait être un Indien, un vrai. Fernando, 43 ans, s’imaginait, lui, astronaute. Le premier est devenu avocat, le second architecte. Or, en 1984, quand l’aîné décida d’abandonner le droit pour se lancer dans la… sculpture, il entraîna dans son sillage le cadet. Depuis, tous deux œuvrent ensemble, dans un ancien garage de São Paulo reconverti en studio.

Leur originalité : une observation aiguë du chaos des favelas (« bidonvilles ») brésiliens, où meubles et objets de la vie quotidienne sont conçus avec les moyens du bord. « Le designer du futur devrait faire des références à ses propres origines culturelles, à ses propres traditions, ses couleurs et son histoire, afin que ses produits aient une authenticité et une originalité qui ne soient pas régies par la mode ou les tendances générales. Ces références de l’âme aideront les produits à communiquer plus directement », estiment-ils.

Leurs premiers meubles, présentés en 1989 à la galerie Nucleon 8, à São Paulo, s’appelaient ironiquement Desconfortáveis ou « les Inconfortables ». Ces chaises, tables ou paravents, en tôle rouillée, décourageaient plus l’éventuel utilisateur qu’elle ne l’invitait à s’asseoir ou à en user. Mais le geste était éminemment politique. À travers ce mobilier inutilisable, les deux frères voulaient surtout dénoncer, au sortir de quelque vingt années de dictature militaire (1964-1985), la pauvreté des matériaux disponibles et de l’industrie brésilienne d’alors.

Appropriation du banal
À mi-chemin entre arte povera et design industriel, Humberto et Fernando Campana usent de matières banales, voire en recyclent. En outre, lorsqu’ils adoptent un matériau manufacturé, ils en modifient aussitôt l’usage. « Nous détournons l’utilité des matériaux afin de créer dans nos objets un monde toujours changeant d’expérimentation, de créativité et d’innovation », affirment les deux designers. Avec des antennes de télévision obsolètes, ils réalisent ainsi le délicat paravent Screen. À partir de chutes de textile enroulées tel un sushi, ils imaginent le fauteuil homonyme Sushi. Avec une corde de bateau, ils tressent le siège Vermelha. Enfin, avec de simples tuyaux d’arrosage, ils inventent le fauteuil Anemona, que les inconditionnels d’Enki Bilal auront certainement remarqué dans son dernier film, Immortel, trônant en plein milieu du cabinet du Dr Elma Turner, alias Charlotte Rampling.
À la vue de certaines pièces, on ne peut néanmoins s’empêcher de ressentir un léger malaise.

Notamment avec le siège Favela, fabriqué à partir d’une kyrielle de petits bouts de bois assemblés les uns aux autres. Si les habitants des bidonvilles de São Paulo ont recours à cette technique, c’est bien par nécessité, non par exercice de style. « Je conçois que cela peut paraître cynique de faire une chaise inspirée des pauvres et de la vendre très cher en Europe », admet Humberto. Quoi qu’il en soit, la méthode Campana aura aussi contribué à forger l’identité du design brésilien. Pour l’heure, les deux frères préfèrent surfer sur cette ambiguïté, conscients d’avoir élevé cette « appropriation du banal » au rang d’esthétique. La leur.

Dans le cadre de l’année du Brésil en France, une exposition sur le design brésilien, intitulée « Made in Brazil », aura lieu du 15 décembre 2005 au 26 février 2006 à la galerie VIA, 29, avenue Daumesnil, 75012 Paris. Rens. : 01 46 28 11 11.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°208 du 4 février 2005, avec le titre suivant : La favela chic des frères Campana

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