Disparition

Harald Szeemann

« Pour l’étincelle dans l’œil de l’autre face à moi »

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 4 mars 2005 - 905 mots

LOCARNO - Harald Szeemann est mort vendredi 18 février à l’hôpital de Locarno, où l’évolution d’un cancer l’avait conduit en décembre dernier. Il avait 71 ans.

Il avait fait sa base opérationnelle du village de montagne de Tegna, au-dessus de la ville, dans le Tessin suisse où il vivait depuis le début des années 1980. Sa disparition ne peut laisser indifférent qui aura eu de près, ou de plus loin, affaire à l’art vivant depuis une quarantaine d’années, et aura inévitablement croisé sa route : entre son activité de commissaire d’expositions des plus marquantes depuis le milieu des années 1960 à l’influence qu’il a eue sur le métier de commissaire, par la diversité de champs artistiques qu’il a parcourus et l’étendue de son aire d’activité d’indépendant – les musées de l’Europe tout entière –, par l’énergie qu’il a mise à voir, à voir encore (Maria Corral, codirectrice de la prochaine Biennale de Venise, estimait qu’il prenait l’avion quelque 300 fois par an), Harald Szeemann était là. Il va manquer aux expositions des autres, tant sa présence était familière dans les dernières journées de montage, à la veille des vernissages, dans ce moment des derniers réglages pour les artistes. Silencieux et attentif, l’air rude donné par un visage encore allongé d’une éternelle barbe, mais contredit par les pétillements du regard et les échanges de paroles avec ceux qui souvent l’accompagnaient comme avec les artistes, Szeemann travaillait.

Il va manquer aux projets en cours, comme cette « Belgique visionnaire », qui devait ouvrir à Bruxelles alors qu’il mourait. Son fils, Jérôme, aura eu jusqu’au 4 mars pour finir l’exposition selon les consignes précises de son père.

Va manquer surtout sa liberté de pensée et de construire un regard personnel sur l’art, ce regard que manifeste l’exposition qu’il « invente » en tant que médium à part entière. À condition cependant de construire celle-ci selon des principes qu’il rappelle dans la préface de son dernier catalogue, à paraître à Bruxelles : « Ne pas suivre une histoire linéaire des arts, mais plutôt utiliser des œuvres clés, un ensemble de sujets entrecroisés, présentés seuls ou en fonction des associations qui me sont apparues lors de mon travail de recherche. Les arts plastiques en constituent le fil rouge, mais sont utilisés de façon non historique et dramatique, non muséale et pédagogique. » Les principes moteurs de son travail sont énoncés depuis longtemps, au travers de son travail de critique, et vérifiés par les faits : « Je ne m’intéresse qu’à la conscience divergente, parce que c’est là seulement que se trouvent les énergies utopiques. » En nourrissant une vision de l’art délibérément subjective, il se refuse aux alternatives recuites, pour préférer les désordres de l’intime, les brèches de la folie, les faillites de la raison, mais aussi les délices et les profondeurs de l’érudition.

Dans les faits, ces exigences l’ont conduit à une activité insatiable, organisée avec le prosaïsme d’un entrepreneur avisé (comme le prouvent les formidables itinérances de ses expositions), avec l’empirisme qu’on entend dans la devise de l’Agency for Spiritual Guestwork, qu’il a créée en 1969 quand il se fait définitivement commissaire indépendant : « From vision to the nail », « de l’idée au clou », car l’exposition comme il l’entend est précisément l’articulation de la pensée dans la matière que sont œuvres, espaces et perceptions. C’est l’une des facettes de son talent d’avoir su se donner les moyens d’une indépendance réelle, son agence lui permettant de gérer des informations transformées en archives actives tout autant que la production d’expositions. Ainsi pouvait-il assurer toutes les étapes d’un projet, des idées et recherches initiales à la réalisation complète avec ses propres équipes – il note avoir dirigé jusqu’à 360 personnes.

C’est après avoir étudié l’histoire de l’art, l’archéologie et le journalisme, ainsi que l’Alfred Jarry de la « pataphysique » – sans doute la seule doctrine qu’il peut adopter sans faillir, car ce n’en est pas une –, qu’Harald Szeemann devient, en 1961, directeur de la Kunsthalle de Berne, jusqu’alors une institution essentiellement consacrée aux artistes locaux. Il n’a pas plus de quatre ans d’expérience depuis sa première exposition, en 1957, mais a tôt fait d’ouvrir la Kunsthalle aux artistes internationaux les plus spéculatifs du moment. En 1969, c’est l’exposition quasi mythique, « Quand les attitudes deviennent formes », qui réunit des processus de travail de la création bien plus que des objets. En parallèle aux expositions personnelles et au compagnonnage avec des artistes majeurs – et par dizaines –, il échafaude les chapitres, regroupés sous l’égide, à partir de 1973, de son Musée des obsessions, d’une recherche inspirée autour des thèmes conceptuels et historiques comme « Les Machines célibataires » (1975), « Le Monte Verità » (1978), l’œuvre d’art totale, ou encore la recherche de dimensions visionnaires dans l’art suisse, autrichien et aujourd’hui belge. Mais c’est surtout au travers des grosses machines que sont les « Documenta » (1972) et autres Biennales de Venise (1980,1999 et 2001), de Lyon (1997), et encore de Séville en 2004, qu’il entretient sa capacité d’exploration et de curiosité, y compris pour des artistes nouveaux. Chacune, en tous cas, de ses grosses expositions a changé quelque chose à l’idée d’exposition, et démultiplié auprès de milliers de visiteurs le profond frisson de l’« embuscade que représente l’art ».

Belgique visionnaire, c’est arrivé près de chez nous

Sa dernière exposition à voir au Palais des beaux-arts à Bruxelles, du 4 mars au 15 mai.

Harald Szeemann en dix expositions

1969 : « When Attitudes Become Form : Live in Your Head » (Berne, Krefeld, Londres)

1970 : « Happening and Fluxus » (Cologne, Stuttgart)

1972 : « Documenta 5 - Mythologies individuelles » (Cassel)

1975 : « Les machines célibataires, le Musée des obsessions » (Berne, Venise, Bruxelles, Düsseldorf, Paris, Malmö, Amsterdam, Vienne)

1978 : « Le Monte Verità - Les mamelles de la vérité » (Ascona, Munich, Berlin, Vienne)

1980 : « Aperto’80 » (Venise)

1983-84 : « La quête de l’œuvre d’art totale » (Zurich, Düsseldorf, Vienne, Berlin)

1987 : « Cy Twombly » (Zurich, Madrid, Londres, Düsseldorf, Paris)

1991-92 : « La Suisse visionnaire » (Zurich, Düsseldorf, Madrid)

1993-94 : Joseph Beuys (Zurich, Madrid, Paris)

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°210 du 4 mars 2005, avec le titre suivant : Harald Szeemann

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque