Graphisme

Inventaire de la presse insolente

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 18 mars 2005 - 728 mots

Les revues ont joué au XXe siècle un rôle novateur d’un point de vue graphique.

Depuis une dizaine d’années, Internet joue un rôle majeur dans la diffusion des idées. Or, selon Steven Heller, directeur artistique du New York Times Book Review et codirecteur du département de design graphique de la School of Visual Arts, à New York, « les médias électroniques sont aujourd’hui en train de destituer en partie le papier de son rôle de vecteur provocateur ». D’où son souhait, salutaire, de dresser un inventaire de la presse d’avant-garde au XXe siècle. Objectif : « Tenter de dégager ce qu’il y a de vraiment radical dans ces journaux et de comprendre pourquoi ils devinrent des sources d’inspiration d’un art et d’un graphisme résolument novateur. »
Le résultat, qui couvre l’Europe, les États-Unis et la Russie, est passionnant. Loin de survoler le XXe siècle par le biais de grandes généralités, Heller décortique scrupuleusement les périodiques, entrant parfois joyeusement dans le détail : format de la publication, variations de graisse (épaisseur d’une lettre), de corps (dimensions de la lettre), de police (famille de lettres de même forme) et de couleurs, vocabulaire typographique propre à chaque pays… Défilent, inévitablement, toutes les revues liées à un mouvement artistique : Ver Sacrum ou « Printemps sacré » (Sécession viennoise), Zang Tumb Tumb (futurisme italien), Dada (Dada), De Stijl (De Stijl), Novyï Lef ou « Nouveau front gauche de l’art » (constructivisme russe), Bauhaus : Zeitschrift für Gestaltung ou « Bauhaus : journal de la forme » (Bauhaus), La Révolution surréaliste et Minotaure (surréalisme à Paris) ou View (surréalisme à New York)... Leur but : « Faire connaître, par leur forme et leur contenu, une prise de position esthétique », sinon politique.
Des journaux satiriques du XIXe siècle aux gazettes underground des années 1960-1970, la presse d’avant-garde est évidemment rebelle à un ordre établi. Et la plus virulente n’est pas forcément la plus actuelle. En témoignent Le Charivari et La Caricature, deux journaux français fondés en 1831 et illustrés, notamment, par les lithographies des caricatures délicieusement féroces de Gustave Doré et Honoré Daumier. On s’étonne aussi de l’incroyable modernité de certains titres, tel le caustique Le Mot (France, 1915). Sa couverture arbore une maquette plutôt sobre et surtout un logotype entièrement en « bas de casse », autrement dit en lettres minuscules, caractères en vogue aujourd’hui.

Tranquille et tumulteux
Le choix et la reproduction des illustrations sont impeccables. Page 47, on peut voir la couverture du n° 2 de la revue anglaise The Enemy (1927), composée par Wyndham Lewis : le centre est carrément vierge et tous les mots ont été rejetés en périphérie. Pages 136-137, une série de pages intérieures de la revue Portfolio (1950) montre comment son directeur artistique, Alexey Brodovitch, maîtrise « à la perfection » le rythme de la mise en pages, faisant alterner, « dans un équilibre parfait », doubles pages tranquilles et tumultueuses. Pages 118-119 enfin, se déploient des couvertures composées par Paul Rand pour Direction, journal culturel de gauche antifasciste. Le message est lapidaire. Ainsi la couverture choc du numéro de Noël 1940, sur laquelle des fils barbelés tiennent lieu… de ruban à cadeau.
Au milieu des années 1980, l’apparition de l’ordinateur, puis des logiciels de PAO – publication assistée par ordinateur – révolutionnent le design graphique. Émerge alors un style nouveau « caractérisé par la superposition de caractères discordants, parfois intégrés à l’image ». Le magazine phare est l’Américain Emigre, créé par Rudy Vanderlans et Zuzana Licko. Le n° 4 introduit, en 1986, le premier caractère pixelisé et le n° 19, intitulé « Starting from Zero » [« Partir de zéro »], affiche une démonstration typographique de haute volée (p. 212). Mais le constat est sans appel : face à Internet ou à la télévision, l’impact des publications « insolentes » de l’ère numérique est indubitablement moindre.
En 1968, le peintre américain William Copley conçoit un périodique sous la forme d’un coffret rassemblant des multiples réalisés par des artistes de tous bords (Oppenheim, Lichtenstein, Christo...). Le nom de ses coffrets : SMS (Shit Must Stop ou « La merde doit cesser »). On est décidément bien loin des messages au ras des pâquerettes de la « génération portable ».

STEVEN HELLER, DE MERZ À EMIGRE ET AU-DELÀ, GRAPHISME ET MAGAZINES D’AVANT-GARDE AU XXe SIÈCLE, éd. Phaidon, 2005, 240 p., 550 ill. coul., 75 euros, ISBN 0-7148-9441-9.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°211 du 18 mars 2005, avec le titre suivant : Inventaire de la presse insolente

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