Jean-Pierre Changeux

Neurobiologiste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 1 avril 2005 - 1347 mots

Combinant vision scientifique et sensibilité artistique, le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux
prend fait et cause pour la préservation en France du patrimoine national. Portrait d’un « honnête homme ».
du XXIe siècle

Thèse sur les protéines allostériques, spécialisation en biologie moléculaire puis en neurobiologie, professeur au Collège de France et à l’Institut Pasteur… Le parcours de Jean-Pierre Changeux a de quoi intimider. Ce fils d’un agent commercial de Gaz de France n’est pourtant pas de ces sommités drapées dans un verbiage ésotérique pour le commun des QI. L’enchaînement clair de ses idées, les nervures de sa synthèse témoignent d’une intelligence sans méandres. Derrière son discours taillé au laser, on devine un scientifique joyeux, ponctuant ses propos de grands éclats de rire salvateurs. Car Jean-Pierre Changeux n’est pas un pur esprit. « Matérialiste et athée », collectionneur et fantassin de l’intérêt public, il reste vissé à ses principes éthiques sans renier tout hédonisme.
Un orgue coincé entre des fenêtres, une enfilade de peintures anciennes jouant des coudes entre elles, une suite de terres cuites, des tourelles de livres et catalogues, une sculpture de Jeanclos, timide intrusion du XXe siècle : le bureau de Jean-Pierre Changeux est celui d’un accumulateur. Adolescent, il collectionnait déjà insectes et herbiers. La pratique du dessin scientifique nourrit son goût pour l’art. À Normale sup, dans les années 1958-1959, il achète une toile imprimée de Lurçat, puis lorgne du côté des icônes russes et grecques. Celles-ci le conduisent vers la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles. Son éducation esthétique s’opère dans les années 1970-1975, sous la tutelle de Antoine Schnapper, Pierre Rosenberg ou Alain Latreille. « Il faut se méfier d’une impulsion sans jugement », martèle-t-il. « C’est un collectionneur qui n’est pas facile à séduire. Il est l’un des rares à s’intéresser à l’iconographie », remarque l’expert Éric Turquin. Sa raison est pourtant plus gourmande que clinicienne ! « Il y a une école qui ne veut connaître que les significations. Ce n’est pas le cas de Changeux. On ne peut pas en faire un personnage sage et rationnel. Il est extrêmement nuancé. C’est un grand sentimental », objecte l’historien de l’art Jacques Thuillier.

Empathie avec les œuvres
Changeux teste à sa façon des hypothèses avec des œuvres sans attributions. Il avait ainsi acquis une école de Poussin décryptée par la suite comme une œuvre de Thomas Blanchet. Une fois l’attribution faite, Changeux s’est empressé de remettre le tableau au Musée du Louvre. Idem pour un tableau anonyme et accroché un temps dans sa salle à manger. Identifié par Jacques Thuillier comme l’Allégorie de la fondation de la Casa Pia de Belem par Domingos de Sequeira, un contemporain de Goya, le tableau rejoint le Louvre en 1979. Car la jouissance selon Changeux n’est pas solipsisme. Son civisme n’en est pas pour autant tonitruant. Sa plus grande donation, une vingtaine d’œuvres de Jean-François de Troy à Noël Coypel, a été faite au modeste Musée Bossuet de Meaux. Bien que sa collection actuelle ne soit pas du même calibre que celle qu’il a donnée, il ne se prive pas d’une délectation au quotidien. On sent chez lui une réelle empathie avec les œuvres qui l’entourent comme autant de présences humaines. « L’art participe à un équilibre personnel, indique-t-il. Matisse disait que l’art était un calmant cérébral. Je ne pourrais pas vivre dans un environnement sans tableaux. Quand je pars en voyage, je suis en manque. »

Neurosciences
Soucieux d’éviter la déperdition du patrimoine national, Changeux tient depuis 1989 les rênes de la Commission des dations. « Il est très clairvoyant sur les personnes avec lesquelles il a affaire, remarque Germain Viatte, directeur du projet muséographique du Quai Branly. Il est très ouvert, mais très prudent dans un dispositif qui reste fragile et doit être utilisé à bon escient. Il sait faire la part des choses entre les intérêts des uns et des autres. » Sa collaboratrice Suzanne Stcherbatcheff remarque d’ailleurs qu’il « a réussi à dénouer des dossiers complexes avec des collectionneurs qui avaient l’impression que les musées voulaient remporter des affaires à peu de frais ». S’il a ouvert le champ des dations à des spécialités jugées marginales, il ne l’a pas élargi à l’art contemporain. « Peut-être qu’on pourrait imaginer des œuvres très exceptionnelles d’artistes contemporains vivants qui ont fait leurs preuves, concède-t-il à l’arraché. On a eu par exemple un Soulages d’après-guerre qui nous a été présenté mais qu’on n’a pas accepté. Mais la vocation de la dation n’est pas de promouvoir de jeunes artistes. » Il regarde d’ailleurs l’art actuel avec une certaine circonspection, voire un franc rejet. Ainsi déclarait-il dans un entretien accordé au Point en 1993 : « Une toile blanche, des empilements de toiles vierges, des réfrigérateurs plastifiés ne provoquent chez moi, au mieux, qu’une légère surprise, voire une déception. J’ai l’impression qu’il y a sous-emploi de mes capacités perceptives, avec en cadeau un discours terriblement snob et ennuyeux. »
L’homme protée cherchera à relier l’art et la science par ses écrits et expositions. Dans son ouvrage Raison et Plaisir, en 1994, il analyse la contemplation artistique à l’aune des neurosciences. « La contemplation est une exploration du tableau où le sujet va réagir et ensuite analyser et approfondir les causes de sa réaction. C’est le va-et-vient entre la vision globale de l’œuvre et le détail signifiant, précise-t-il. Contrairement à ce qu’on pense, il y a un côté dynamique dans la perception de l’œuvre d’art. » Certains postulats sur les prédispositions de l’Homo sapiens à l’art dérangent. « Je suis très critique lorsqu’il pense qu’il y aurait des a priori cérébraux supposant que l’homme est fait pour l’harmonie, la symétrie, ce qui justifie sa position critique sur l’art contemporain, observe le philosophe Michel Onfray. Il est réactionnaire, au sens étymologique du mot, pour la restauration d’un certain ordre ancien en art. Avec ces théories, le matérialiste qu’il était dans un ouvrage révolutionnaire comme l’Homme neuronal redevient platonicien. » Dans l’exposition « De Nicolo dell’Abate à Nicolas Poussin : aux sources du classicisme. 1550-1650 » au Musée Bossuet de Meaux (1988), Changeux soulignait la persistance de certains schèmes dans l’histoire de l’art, comme dans l’évolution des espèces. « C’était un inventeur au sens où les archéologues inventent. Il avait mis le doigt sur des œuvres qui, rassemblées, créaient un bonheur physique. Ce n’était pas juste un exercice intellectuel, mais une jouissance de l’art », rappelle Blanche Grinbaum-Salgas, alors directrice de ce musée.

Siècle des Lumières
En 1993, il cosigne avec Jean Clair l’exposition jalon « L’âme au corps », au Grand Palais, à Paris. Un événement qui éclairera notamment l’importance de la phrénologie de Gall sur Boilly et Géricault ou celle de la chronophotographie de Marey sur Duchamp et les Futuristes. Entre les deux commissaires, l’ambiance sera toutefois à la joute intellectuelle, notamment sur le terrain de la psychanalyse. « Nos divergences étaient plus scientifiques qu’esthétiques, observe Changeux. Jean Clair était plus sensible aux métaphores, aux rapprochements qu’à la stricte chronologie. Je voulais le respect d’une certaine histoire. » Un observateur remarque avec humour que « deux divas ensemble, ça ne marche pas ».
Changeux file aujourd’hui l’idée avec le projet nancéien « La lumière au siècle des Lumières et aujourd’hui » (du 16 septembre au 16 décembre), retraçant l’odyssée épistémologique et esthétique du XVIIIe siècle. « Ce n’est pas “L’âme au corps” bis, s’empresse-t-il de préciser. Le projet est peut-être plus ambitieux. J’essaye de montrer l’importance du savoir scientifique sur les Lumières. Voltaire et Émilie du Châtelet ont été par exemple inspirés par les théories de Newton. » En bon héritier de l’abbé Grégoire, le combat de Jean-Pierre Changeux est surtout celui de la connaissance comme seule garante de la morale républicaine.

Jean-Pierre Changeux en dates

1936 Naissance à Domont (Val-d’Oise). 1975 Professeur au Collège de France. 1983 L’Homme neuronal. 1988 Exposition « De Nicolo dell’Abate à Nicolas Poussin : aux sources du classicisme. 1550-1650 ». 1989 Président de la Commission des dations. 1993 Exposition « L’âme au corps ». 1994 Raison et Plaisir. 2005 Exposition « La lumière au siècle des Lumières et aujourd’hui » (à Nancy, 16 septembre-16 décembre).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Jean-Pierre Changeux

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