Patrimoine

Les entreprises de restauration en crise

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 1 avril 2005 - 1226 mots

Arrêts de chantiers, report de lancement de travaux, diminution des appels d’offre:
le secteur est touché de plein fouet par la baisse des crédits.

 PARIS - Les Français préfèrent « laisser les édifices à l’abandon pour les restaurer ensuite », constatait en 1849 le critique d’art anglais John Ruskin (1819-1900) dans son célèbre ouvrage Les Sept Lampes de l’architecture. Aujourd’hui, on pourrait presque écrire que les Français abandonnent leur patrimoine et ne le restaurent plus, tant les crédits alloués à la restauration des monuments historiques fondent comme neige au soleil, malgré des effets d’annonce trompeurs. En septembre, le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, présentait en effet un budget en hausse de 5,9 %, et affirmait, sans rougir, « faire du patrimoine une priorité ». À l’appui de son discours, il annonçait que les crédits de paiement au titre des Monuments historiques augmenteraient de 13 % pour 2005 (pour atteindre 218 millions d’euros). Mais après avoir épluché les comptes des années précédentes et le budget 2005, publié au Journal officiel, le Groupement français des entreprises de restauration des monuments historiques (GMH) – qui regroupe plus de la moitié des entreprises du secteur (tailleurs de pierre, couvreurs, charpentiers, maîtres verriers, fresquistes, sculpteurs, doreurs, ferronniers, stucateurs…) – n’arrive pas véritablement aux mêmes chiffres.
Pour Christophe Eschlimann, président du GMH depuis mai 2004, la baisse est en réalité de près de 25 %. « La loi de finances a toujours été complétée par le report de l’exercice précédent. En 2004, malgré un gel des reports par Bercy, le budget s’était maintenu grâce à une augmentation de la loi de finances. Mais, pour 2005, le report est inférieur à 1 million d’euros. La loi de finances aurait donc dû faire le reste, ce qui n’a pas été le cas. » L’enveloppe des crédits alloués aux Monuments historiques est ainsi désormais amputée du report des crédits non consommés de l’année précédente, qui venaient traditionnellement renforcer ce budget. Or, si cet argent n’est pas toujours dépensé au cours de l’année comptable (les factures sont réglées après exécution des travaux), sa disparition vient grever d’autant plus le budget de l’année suivante ! Si ces chiffres ne sont pas démentis au ministère de la Culture, on argue en revanche que le GMH a préféré comptabiliser sur 2004, pour accentuer la baisse, les 30,9 millions d’euros de la loi de finances rectificative (destinée à compenser les retards de paiement) votés fin 2004.
Sur le terrain des chantiers, le tarissement des crédits est pourtant indubitablement perceptible. Selon le GMH, qui a mené une enquête auprès de ses membres, 196 chantiers ont été arrêtés ou reportés pour la seule année 2004. Et les appels d’offre se réduisent comme peau de chagrin. « Après le coup de frein de 2004, 2005 sera une année noire, avec seulement 5 % de nouvelles opérations. Le reste de l’activité concernera des fins d’opérations ou des reports de 2004 », constate Christophe Eschlimann. Premières victimes, les entreprises spécialisées dans la restauration des monuments historiques tentent d’affronter la crise, en réduisant leurs effectifs ou en diversifiant leurs activités. « Nous avons dû nous réorienter vers les ravalements d’immeubles haussmanniens, qu’auparavant nous sous-traitions, confie cette employée d’une entreprise de maçonnerie, mais notre atelier de taille de pierre demeure inactif. » Profitant de la bonne santé du bâtiment, les entreprises œuvrant dans la maçonnerie, la charpenterie ou la couverture parviennent à se reconvertir dans d’autres branches, pour lesquelles elles sont souvent trop qualifiées, ou à travailler pour des collectivités ou des particuliers. Mais, là encore, le désengagement de l’État n’est pas sans conséquences. Comme le rappelle Vincent Pavy, chef d’une entreprise de maçonnerie des Pays de la Loire, « quand l’État donnait un euro, c’est en réalité 2,5 euros qui étaient générés ». Pragmatiques, ces entrepreneurs ont donc choisi de sauver leurs sociétés au prix d’une perte de compétence.

Prix cassés
Idem pour les architectes en chef des Monuments historiques (ACMH), qui n’échappent pas à la crise. Rémunérés par l’État, ces derniers se font toutefois nettement moins diserts sur leur situation depuis que l’un d’entre eux, Jacques Moulin, a pris position, fin 2004, dans nos colonnes (lire le JDA n° 203, 19 novembre 2004). Patrick Ponsot, installé à Blois, n’hésite toutefois pas à dire que l’année 2004 a été « humainement très difficile » : il a dû licencier six de ses huit salariés après avoir perdu 60 % de son chiffre d’affaires. « Mais la situation est d’autant plus dramatique pour les autres corps de métier, doreurs, fresquistes ou maîtres verriers, qui n’ont pas de possibilité de diversification », poursuit Vincent Pavy. Ces petites structures, qui emploient un personnel hautement qualifié, formé souvent pendant plus de dix années, n’ont guère d’alternative. « Nous allons disparaître comme les crédits », prédit le président du GMH, par ailleurs animateur d’un atelier de restauration de peinture qui emploie dix-sept salariés. Michel Blanc-Garin, gérant des ateliers de vitrail Gaudin, actifs à Paris depuis le XIXe siècle, avoue connaître une situation très difficile. « Je vis sur la trésorerie de l’an passé et grâce à quelques commandes privées pour des immeubles parisiens », déplore-t-il. Pour cause de chômage technique, il se voit contraint de licencier ses trois employés, « avec qui j’ai travaillé pendant plus de quinze ans ! » Mais il s’inquiète de savoir comment, en mai, date à laquelle devrait enfin s’ouvrir un chantier remporté il y a plus d’un an, il pourra retrouver un personnel aussi compétent. Autre conséquence de la diminution d’activité : un pourrissement du marché, dû à la course aux appels d’offres. Certaines entreprises, filiales de grands groupes du BTP, cassent les prix pour emporter la mise, avec des devis de plus de 30 % inférieurs aux estimations des ACMH.
« On nous laisse crever la bouche ouverte, constate Christophe Eschlimann. Pourtant, nous ne cherchons pas à obtenir de subventions. Nous voulons simplement travailler ! » Pour cela, il faudrait que le ministère de la Culture redéploie des crédits à destination des Monuments historiques. Mais le président du GMH a conscience que « le budget est vampirisé par le spectacle vivant » – 753 millions d’euros, soit 31 % du budget – et que « avec la crise récente des intermittents une baisse serait difficilement envisageable ».

Un abandon symptomatique

Michel Blanc-Garin, directeur des ateliers de vitrail Gaudin, constate avec amertume un changement notable de comportement dans le milieu des Monuments historiques. Dans une lettre récemment adressée à la direction de l’Architecture et du Patrimoine (DAPA), il rappelle qu’en d’autres temps le service des Monuments historiques avait chargé son atelier « de démonter et d’entreposer des œuvres de haute époque, que nous avons dû conserver dans l’attente d’un budget de restauration dont le financement ne fut, en définitive, jamais décidé ». Et de préciser que cette pratique était courante : « Les maîtres verriers savaient que des engagements de fonds tels que les achats de coffres-forts, les cotisations d’assurances ou la location des locaux seraient rentabilisés au moment de la réalisation des travaux. » Si une restauration était maintenant décidée, le code des marchés publics rendrait obligatoire une mise en concurrence de l’atelier Gaudin ! Aujourd’hui, alors que la pérennité de son entreprise est menacée, Michel Blanc-Garin souhaiterait simplement que l’État vienne enfin récupérer les nombreux vitraux conservés avec soin, et à ses frais, dans son atelier, certains depuis plus de cinquante ans.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Les entreprises de restauration en crise

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