Cumul

Les juges touchés par la Grace

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 15 avril 2005 - 788 mots

La Cour de cassation a annulé un arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait relaxé
un haut fonctionnaire des finances au chef de prise illégale d’intérêts.

Alors que l’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon vient d’être nommé président-directeur général de TV5, un arrêt récent de la Cour de cassation pourrait infléchir les habitudes du microcosme culturel. Les conseillers de la chambre criminelle de la Cour de cassation ont en effet rappelé que le délit de prise illégale d’intérêts était constitué même en l’absence d’intention ou d’action coupable. Un obstacle aux cumuls fréquents dans une administration à petits effectifs.
Le 4 novembre 2004, la Cour de cassation a annulé un arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 juin 2003 qui avait relaxé un haut fonctionnaire du chef de prise illégale d’intérêts.
À l’origine de l’action, une société d’auteurs remuante, Grace (Groupement des artistes et concepteurs créateurs d’environnement), relayée par un avocat non moins remuant, Roland Lienhardt. Celui-ci s’est fait une spécialité d’épingler les hauts fonctionnaires de la culture, en particulier dans la lettre d’informations Nodula dont certaines rubriques sont à la culture ce que l’hebdomadaire Le Canard enchaîné est à la politique française. La société Grace s’était constituée partie civile dans une procédure pénale visant un haut fonctionnaire, inspecteur général des finances qui avait été nommé membre de la commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) ainsi que président de l’IFCIC (Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles), ce qui, d’après Grace, constituait une prise illégale d’intérêt (art. 432-12 du code pénal).
Le tribunal de grande instance de Paris avait suivi l’argument et prononcé le 24 mai 2002 une condamnation pénale à l’encontre du fonctionnaire incriminé, mais la cour d’appel de Paris avait infirmé ce jugement par un arrêt du 23 juin 2003, en relaxant le prévenu et en déboutant la société Grace.
Les juges d’appel avaient pour l’essentiel fondé la relaxe sur la considération « qu’il ne résult[ait] d’aucun élément du dossier que [le prévenu] ait usé de ce cumul de fonctions pour rechercher un avantage personnel ou prendre des décisions particulières à l’égard de quelques SPRD et notamment à l’égard de la société Grace ».
La cour d’appel avait observé que, « néanmoins, il y a lieu de constater que l’existence du cumul des fonctions constitue l’élément matériel du délit de prise illégale d’intérêts ». Mais elle avait considéré que la loi instituant la commission de contrôle prévoit un membre appartenant à l’inspection générale des finances et que les statuts de l’IFCIC prévoient, parmi ses administrateurs, un représentant des finances et de la culture. Elle relevait d’autre part que, « par tradition », la présidence de l’IFCIC est occupée par un inspecteur général des finances. La cour d’appel déduisait de ces considérations que le cumul incriminé « résultait de l’ordre de la loi et de son application par les membres du gouvernement et non de la volonté du prévenu ».

Rappel à la responsabilité ou fin des connexions ?
Pour censurer les juges d’appel, la Cour de cassation a tout d’abord relevé « que les actes de nomination […] qui mettent le fonctionnaire dans une situation qualifiée par le code pénal de prise illégale d’intérêts sont entachés d’excès de pouvoir et, partant, illégaux ». Rappelant que le juge répressif (pour le distinguer du juge administratif normalement compétent) « peut d’office constater l’illégalité d’un acte administratif, réglementaire ou individuel lorsqu’il lui apparaît que cette illégalité conditionne la solution du procès qui lui est soumis », la Cour a considéré que les juges d’appel auraient dû rechercher l’éventuelle illégalité des nominations au lieu de se borner à en faire « une cause d’irresponsabilité pénale dès lors qu’elles résultaient de l’ordre de la loi ».
Après ce rappel destiné aux juges, la Cour de cassation se tournait indirectement vers le prévenu en observant que « l’ordre de la loi qui conduit à une situation d’infraction pénale ne peut constituer une cause d’irresponsabilité pénale que si le prévenu n’a pas été en mesure de le contester ou ne pouvait, sans danger pour lui, y déroger ». De ce rappel des limites du devoir d’obéissance des fonctionnaires, la Cour de cassation a tiré un argument supplémentaire contre l’arrêt d’appel qui n’avait pas recherché si le prévenu ne pouvait échapper à la situation d’infraction pénale.
Il n’y a pas mort d’homme, heureusement. Cela dit, cette décision, qui a dû faire grincer quelques dents, illustre les risques de la consanguinité dans un milieu étroit. On peut s’en réjouir, comme d’un salutaire rappel à la responsabilité, ou s’en inquiéter, comme d’un risque de tarir les connexions laborieusement établies entre les finances et la culture.

Cass. crim. 4 nov. 2004, n° 6238

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°213 du 15 avril 2005, avec le titre suivant : Les juges touchés par la Grace

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