Galeries

Gestion de stocks

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 29 avril 2005 - 893 mots

En 1989, Sotheby’s et la galerie Acquavella (New York) rachetaient pour 142,8 millions de dollars le stock de la galerie Pierre Matisse. Combien d’enseignes de premier marché pourraient se targuer aujourd’hui de réserves comparables ? Guère plus d’une poignée, car la plupart des structures fonctionnent sous flux tendu.
Les nouveaux modes relationnels entre marchands et artistes expliquent la mise en sourdine des stocks. « Arroyo ne voulait pas me laisser constituer de stock, car il était obligé de distribuer une partie de son pouvoir. Il n’a pas de contrôle sur les œuvres que j’ai achetées », remarque Patrick Bongers, directeur de la galerie Louis Carré & Cie à Paris. Les artistes de l’écurie Lelong répugnent aussi à lui céder des pièces, tout en l’encourageant à racheter leurs œuvres sur le second marché pour éviter que leur cote baisse. Les relations entre artistes et galeries se sont distendues. Le marchand Michel Durand-Dessert observe que « les galeries ne se sentent pas aussi solidaires des artistes et, inversement, beaucoup de jeunes artistes sont de plus en plus indépendants ». Conscients de leur valeur économique, ces derniers optent pour une consignation annuelle renouvelable. « L’artiste bénéficie du coup à égalité avec la galerie de l’augmentation de sa cote », indique la galeriste Chantal Crousel (Paris). Le mastodonte zurichois Hauser & Wirth a digéré à sa façon ce nouvel équilibre des pouvoirs. « Si on achète une œuvre et qu’on la revend avec un profit important, on peut faire participer l’artiste au bénéfice. C’est une chose qu’on fait assez fréquemment. Les artistes savent de toute manière ce qu’on vend, à qui et à quel prix », précise Marc Payot, codirecteur de la galerie Hauser & Wirth. De son côté, le galeriste Emmanuel Perrotin confie acheter sur le second marché des œuvres de certains de ses artistes en « compte à demi » avec ces derniers. Une façon de les rendre partenaires de l’opération. Dans la mesure où les galeries de premier marché ont souvent dans leur stock des artistes d’autres écuries, leur avenir peut reposer sur l’association avec des pointures du second marché. Les mariages du type Pace-Wildenstein, à New York, ou Sprüth-Magers-Lee, à Londres, semblent ouvrir la voie.
Certaines structures arguent pour justifier de l’indigence des stocks de la faiblesse de leurs liquidités, de la place croissante prise par l’activité de production – environ 500 000 euros par an pour Chantal Crousel – et des frais exponentiels générés par les foires. Un faux débat selon le galeriste Georges-Philippe Vallois, qui voit dans la production un acompte potentiel à l’achat. « Dans certains cas, une galerie gagne plus à acheter elle-même une pièce qu’à la vendre, observe-t-il. Quand on vend une pièce à 12 000 euros, il ne reste que 50 % déduction faite de ce qu’on doit à l’artiste, moins encore les frais de production, sans compter les frais généraux de la galerie. » Mais s’il était « héroïque » de conserver les invendus dans les années 1970, la galerie perdrait aujourd’hui de son crédit, dans un climat de surchauffe du marché. « Si tu ne vends pas, ton artiste te déclare “mauvais” et te quitte », avoue un professionnel.
La production resserrée, voire volontairement cadenassée, des artistes branchés freine enfin toute velléité d’épargne. Un marchand ne peut se permettre de soustraire des œuvres aux collectionneurs supposés prescripteurs. Engrenées dans un travail de rentabilisation immédiate, les galeries hautement spéculatives n’ont d’ailleurs pas intérêt à amasser des œuvres. Si la valeur d’une pièce décuple en six mois, elle peut aussi s’affaisser comme un soufflé !
Pour décrocher certains artistes, les galeries restent pourtant obligées d’ouvrir leur portefeuille. « Pour avoir Albert Oehlen, j’ai acheté, mais pas tout revendu », remarque la galeriste Nathalie Obadia. Le stock est aussi un bas de laine pour les périodes de vaches maigres. Le marchand genevois Pierre Huber peut sourire devant les photos de Cindy Sherman, acquises pour 600 dollars dans les années 1980 et toujours inscrites dans son inventaire. Les galeries américaines qui ont thésaurisé des œuvres de Richard Prince ou Keith Haring font fortune aujourd’hui en orchestrant des revivals lucratifs. Le stock permet enfin aux galeries d’avaler la pilule du débauchage de leurs poulains. De manière perverse, certaines enseignes américaines anticipent l’action des galeries prédatrices en achetant à la hâte des œuvres de leurs artistes. Une façon de miser sur la plus-value qu’accorde leur transfert chez un éléphant du marché.

Le droit de suite arrive

La législation européenne sur le droit de suite, applicable en France à partir du 1er janvier 2006, impose aux galeries une dîme sur les reventes. Selon cette directive, seules bénéficient d’une exonération les œuvres achetées par la galerie à l’artiste et revendues moins de 10 000 euros dans un délai inférieur à trois ans. Visiblement, la loi incite plus au dépôt qu’à l’achat par la galerie. « J’aurai sans doute une politique d’achat moindre, en achetant en priorité des artistes qui ne viennent pas de la Communauté européenne, alors que j’étais une galerie franco-française », déplore Patrick Bongers, de la galerie Louis Carré & Cie et président du Comité des galeries d’art. Faute de pouvoir réviser ce chapitre, le Comité lutte pour que la loi ne s’applique pas de manière rétroactive aux stocks déjà constitués. Il plaide aussi pour que les galeries bénéficient d’un moratoire jusqu’en 2010 ou 2012, dans le cadre des reventes d’œuvres d’artistes décédés.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°214 du 29 avril 2005, avec le titre suivant : Gestion de stocks

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