Bruno Decaris et Agnès Pontremoli

Les batailles d’Ardenne

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 29 avril 2005 - 650 mots

Au tournant des XIe et XIIe siècles, le duché de Normandie est achevé, consolidé, florissant. Mieux, il a essaimé : entre 1043 et 1091, les Normands assoient leur pouvoir sur toute l’Italie méridionale, et, en enlevant la Sicile aux musulmans, ils infligent son premier grand revers à l’Islam ; en 1066, la victoire d’Hastings offre le trône d’Angleterre à Guillaume, le bâtard conquérant…
Le meilleur moyen d’asseoir le pouvoir temporel étant d’en passer par le spirituel (l’état du monde actuel ne témoigne-t-il d’ailleurs pas de la pérennité de ce constat ?), les ducs normands vont s’attacher à inscrire les deux dans la pierre.
Le XIe siècle verra donc la Normandie se couvrir d’une guirlande d’établissements religieux de première importance. De grands vaisseaux jaillissent de terre, taillés dans la magnifique pierre blonde de Caen ou dans le mystérieux schiste gris du Cotentin. Des abbatiales telles Jumièges, Saint-Wandrille, le Mont-Saint-Michel, Cerisy, Saint-Hildevert de Gournay, et encore Saint-Étienne, Saint-Nicolas et la Trinité à Caen… Des cathédrales comme celles de Bayeux, Coutances, Évreux…
Un style, une écriture se créent là, loin du roman auvergnat trop « écrasé », du roman poitevin trop « compliqué », du roman provençal trop « humain », et même du gothique trop « français » et surtout trop « maigre » pour des Normands que la densité, celle de la mer comme celle de la terre, enthousiasme.
En un siècle, tout est fini. D’autres ordres, religieux et architecturaux, prennent le relais.
En 1120, l’ordre des Prémontrés édifie aux portes de Caen l’abbaye d’Ardenne (ar-denn en celte signifie « forêt de chênes »), à vocation essentiellement agricole. Elle rompt avec le style normand, oublie les considérables voûtes d’arêtes, les puissants arcs-boutants, l’alternance entre piliers forts et piliers faibles. Si bien qu’un siècle plus tard, en 1230, les murs de l’église abbatiale s’écartent et l’ensemble s’effondre, entraînant dans la mort vingt-cinq religieux. On rebâtit et, au XVIe siècle, au temps des guerres de Religion, l’abbaye est profanée et saccagée. La Révolution met un terme à sa renaissance et la vend à l’encan.
Ne subsiste dès lors de la vocation initiale d’Ardenne que le versant agricole. Et lorsqu’en juin 1944 la 12e division SS Panzer Hitlerjugend y prend position, les bombardements alliés et libérateurs achèveront de la mutiler.
Au début des années 1990, le conseil régional de Basse-Normandie rachète Ardenne. En 1997, les architectes Bruno Decaris et Agnès Pontremoli sont chargés de redonner vie à l’abbaye. Quatre ans d’études et quatre ans de chantier, dont les complexités valent bien des batailles, trouvent aujourd’hui leur aboutissement, tandis que l’abbaye accueille dorénavant l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine). Créé en 1988 et présidé par Christian Bourgois, l’IMEC, mémoire vive du livre, de l’édition et de la création, rassemble, préserve et met en valeur des fonds d’archives et d’études jusqu’alors inaccessibles.
À Ardenne, la campagne de restauration continue, mais Decaris et Pontremoli ont d’ores et déjà livré deux éléments majeurs de l’ensemble. L’abbatiale est devenue bibliothèque et salle de lecture. Les rayonnages, alignés dans les bas-côtés, viennent en partie habiller les piliers et dessinent une étonnante frise en volume. En outre, le bois des bibliothèques apporte de la chaleur dans cet univers de pierre. À l’appui de cette restauration exemplaire, Decaris et Pontremoli ont doté Ardenne d’un bâtiment contemporain dévolu au traitement technique et scientifique des documents reçus et doté de vingt kilomètres d’archivage en compactus dans douze magasins indépendants. Relié à l’abbatiale-bibliothèque par un couloir souterrain, ce silo est un véritable coffre-fort.
Enfin, la grange dîmière, l’une des plus vastes et des plus belles qui soit et qui témoigne de la vocation essentiellement agricole d’Ardenne, a été transformée en espace polyvalent pouvant accueillir colloques, lectures, concerts et expositions. Aux extrémités de la grange, deux gigantesques boîtes en acier corten enferment des gradins télescopiques qui se déploient en vis-à-vis d’une scène centrale escamotable.
La campagne de « réhabilitation-reconversion-enrichissement » qui se poursuit s’achèvera en 2008.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°214 du 29 avril 2005, avec le titre suivant : Les batailles d’Ardenne

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