Procédure

Les sièges de la discorde

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 13 mai 2005 - 690 mots

Rude bataille judiciaire pour six fauteuils d’Eileen Gray mis en vente à Paris chez Camard le 1er juin.

 PARIS - Une suite de six fauteuils sculptés « à la sirène », réalisée par Eileen Gray dans les années 1920 – et inconnue jusqu’ici–, est la vedette de la vente d’Art déco de la maison Camard à Drouot le 1er juin. Ces pièces de musées, chefs-d’œuvre de technicité dans l’art du laque, seront vendues à l’unité sur une estimation de 200 000 à 250 000 euros. Cinq de ces fauteuils sont autorisés à quitter le territoire français, le sixième devant rejoindre les collections publiques françaises. Cette vente intervient à l’issue d’une épique procédure longue de sept ans opposant une directrice d’école à la retraite et Jean-Claude Libourel, se présentant tous deux comme les légitimes propriétaires des fauteuils. L’histoire remonte à 1997 quand Françoise L. décide de vendre certains biens hérités de ses parents stockés dans sa maison familiale de l’Yonne. Envisageant de les disperser aux enchères publiques, elle consulte un commissaire-priseur de la région, Me François Touati, qui lui assure que la valeur de ses meubles n’est pas très élevée et qu’il vaut mieux les céder à un brocanteur. Ils sont ainsi laissés en dépôt-vente chez l’un d’entre eux qui les vend en septembre 1997 lors de la foire de Mézilles à Jean-Claude Libourel pour environ 2 600 euros. Contactée par des enquêteurs de l’administration des douanes quelques mois plus tard, Mme L. apprend que ses sièges sont attribués à Eileen Gray et valent très chers. Entre-temps, Jean-Claude Libourel a montré les six fauteuils au spécialiste en Art déco Jean-Marcel Camard. L’expert reconnaît aussitôt le modèle « à la sirène » d’Eileen Gray, dont une pièce considérée jusqu’alors comme unique provenait de chez Damia (une chanteuse en vogue dans les années 1920 (1)). « Je lui propose de les vendre à Paris pour 600 000 euros », rapporte Jean-Marcel Camard. Mais Jean-Claude Libourel a une autre idée en tête. Il les fait sortir du territoire français sans autorisation préalable, c’est-à-dire en toute illégalité, et tente de les vendre à Londres chez Sotheby’s pour une somme plus importante. « Nous voulions rester à 100 % dans les règles. Aussi avons-nous demandé une licence d’exportation rétrospective auprès de la direction des Musées de France et des douanes. J’avais présumé que cela était faisable », relate Philippe Garner, alors expert chez Sotheby’s. Mais les meubles sont saisis par les douanes. Au terme d’une longue négociation avec les Musées, Jean-Claude Libourel obtient la levée de la sanction douanière en 2003 contre une amende transactionnelle de 274 000 euros et le don d’un des six fauteuils au Musée des arts décoratifs. Les cinq autres lui sont restitués. Mais la négociation devient caduque, Françoise L. ayant demandé l’annulation de la vente qu’elle dit « entachée d’une erreur sur la substance de la chose vendue » : n’en connaissant pas leur véritable valeur, elle les a vendus à vil prix. Déboutée en première instance par le TGI de Nanterre en juin 2003, la cour d’appel de Versailles lui donne raison dans un arrêt du 4 mars 2005 : il n’y a pas eu de négligence de la part de Mme L., car celle-ci s’est informée de la valeur de ses biens auprès d’un professionnel, le commissaire-priseur François Touati. Après avoir récupéré les fauteuils d’Eileen Gray, Mme L. les vend aujourd’hui aux enchères, tandis que Jean-Claude Libourel s’est pourvu en cassation. L’expert de la vente, Jean-Marcel Camard, leur donne par extrapolation la même provenance (Damia) que celle du modèle répertorié et qui diffère dans ses tonalités de laque. Question de marketing : le critère de provenance ajoute à la cote des objets. Cependant, la vendeuse, qui les a hérités de son père, ignore tout de leur origine.

(1) Issu de la succession Damia dispersée en 1978, un fauteuil « à la sirène » laqué noir et ivoire a été acheté par un collectionneur américain le 6 mai 1989 chez Sotheby’s pour 209 000 dollars.

ARTS DÉCORATIFS DU XXe SIÈCLE, vente le 1er juin, à Drouot-Richelieu, 9, rue Drouot, 75009 Paris, SVV Camard & associés, tél. 01 42 46 99 96.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°215 du 13 mai 2005, avec le titre suivant : Les sièges de la discorde

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