Thierry Raspail

Directeur du Musée d’art contemporain de Lyon

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 13 mai 2005 - 1438 mots

Depuis vingt ans, Thierry Raspail a réussi à imposer un musée d’art contemporain et une biennale à Lyon, dans un climat politique tendu et versatile.

Intello-terrien au regard de jais, Thierry Raspail a le débit rapide et l’analyse aiguë des grands impatients. Visiblement agité, le directeur du Musée d’art contemporain de Lyon est-il pour autant un agitateur ? « C’est un militant, qui aurait pu être le fils de Gustave Courbet », lance Marie-Claude Beaud, directrice du Mudam (Musée d’art moderne Grand-Duc Jean) au Luxembourg. « Il a l’énergie du bagarreur, renchérit le directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf, Jean-Hubert Martin. C’est un homme de terrain. » Plus de terrain sans doute que de réseau. Vaille que vaille, l’établissement qu’il a créé il y a vingt ans tient toujours debout, malgré ses fragilités, la valse des édiles et les sentiments mitigés des professionnels.
Issu d’une famille ouvrière grenobloise, Thierry Raspail suit la filière technique pour être électricien avant de bifurquer à 180° vers l’histoire de l’art ! « J’ai éliminé tout ce que je ne voulais pas faire. Je ne voulais surtout pas aller à l’usine », résume-t-il. Il suit les cours de Maurice Besset, ancien directeur du Musée de peinture à Grenoble. « Il était arrivé en Faculté presque à l’état sauvage, rappelle ce dernier. En principe, j’étais son prof ; en pratique, je l’ai vu se faire. Il n’avait aucune aide extérieure, mais avec une réflexion et un travail, il est devenu ce qu’il est. »
Au Musée de peinture, il fait ses armes comme animateur, avant de devenir l’assistant préféré, et non moins farouchement opposant, de Pierre Gaudibert. Entre-temps, en 1979, il décroche son doctorat sur la question du musée d’art contemporain. « La réflexion, c’était que le musée n’est pas le lieu de l’histoire de l’art. La notion d’expérience est primordiale. Le lieu s’incarne dès lors que l’œuvre est là, il se met à la disposition de l’œuvre », soutient-il. Il file l’idée dans l’exposition « Faire semblant », à Grenoble en 1982. « Il démontre et dénonce ce qu’est un musée qui fabrique des animaux sociaux », souligne son ancienne collaboratrice Christine Breton. Ce postulat ne l’empêche pas de poursuivre sa carrière dans la tradition des musées ! « Il fait de la résistance intérieure », défend-elle.

Vieux couple
Une résistance qui se cristallise à Lyon à partir de 1983. Thierry Raspail doit y concevoir le projet d’un musée et d’une exposition internationale appelée dans un premier temps « Octobre des Arts ». « J’étais persuadé que j’y resterai peu, rappelle-t-il. Pour moi, c’était une ville de province introvertie, cléricale, sans faille. J’avais une démarche adolescente ; rester deux ans et faire le guignol… » Or la ville est plus complexe et hirsute qu’il ne l’imagine alors.
« Qu’ils ne l’imaginent », devrions-nous rectifier. Car un Thierry peut en cacher un autre, Prat, le complice rencontré à Grenoble et arrivé de son propre aveu « dans les valises » à Lyon. « C’est un vrai vieux couple. Ils jouent un numéro à deux et gagnent du temps en renvoyant l’un vers l’autre », s’amuse l’artiste Wim Delvoye. À Raspail l’angoissé, on oppose souvent un Prat plus assis. Une certaine distance a toutefois commencé à poindre vers 2003. « On a clarifié les statuts et nos domaines d’activité. Il impulse et je mets en forme », précise Thierry Prat. Un familier relève « une hiérarchie qui n’existait pas avant. Raspail agit plus en directeur qui délègue. »
Le duo obtient au forceps un bâtiment de taille modeste dessiné par Renzo Piano et inauguré en 1995. « Ils ont manœuvré de façon intelligente en créant un public qui n’est pas composé d’amateurs collectionneurs, mais de fanas qui lient l’art contemporain à leurs préoccupations culturelles, commente Maurice Besset. C’était une période héroïque. Ils ont eu dix ans d’enfer. Ils ne sont pas au Paradis. » Car ils en ont vu de toutes les couleurs… politiques. « Leur grande déception a été de voir arriver la municipalité socialiste avec plein d’espoir. Cela s’est révélé pire qu’avant », remarque un proche. Dans cette course d’endurance, Thierry Raspail fait preuve d’entêtement, ponctué parfois de repli, voire d’inertie. « Il n’a pas changé d’un iota, affirme Christine Breton. Il a pu faire des arrangements stratégiques à certains moments, mais pas de concession intellectuelle. »
Aux querelles politiques, s’ajoute un vieux clivage, d’ordre égotiste, avec l’IAC (Institut d’art contemporain, anciennement Nouveau Musée) à Villeurbanne. « Les quelques contentieux qu’on pouvait avoir sont résorbés, assure Jean-Louis Maubant, directeur de l’IAC. On travaille sur le même bassin de population. Or chacun restait sur son quant-à-soi. J’aurais aimé qu’on réfléchisse ensemble. À Lyon, il manque un chaînon entre le Musée des beaux-arts et les deux autres lieux d’art contemporain. Il y manque une collection installée sur l’art depuis 1945. »
Construite autour du triangle art minimal-Fluxus-Arte povera, la collection du Musée d’art contemporain s’est modelée sur le patron de la Dia Foundation à New York. En 1985, à l’heure où les artistes conceptuels étaient au creux du marché, Thierry Raspail produit une pièce de Joseph Kosuth que le musée achète. Il poursuit avec John Baldessari, puis Dan Flavin. « On a toujours pensé que je passais commande, raconte-t-il. Ce n’est pas vrai. Je voulais que l’artiste ait le sentiment que la pièce qu’il faisait pour nous, il n’allait pas la faire ailleurs. »
Plus que la collection, la Biennale est le haut de l’iceberg lyonnais. En 1988, l’exposition « La couleur seule, l’expérience du monochrome », prolongement d’un projet de Maurice Besset que Beaubourg avait refusé, en jette les prémices. Profitant de l’échec de la Biennale de Paris et surfant sur la décentralisation, Lyon obtient le transfert de la manifestation en 1991. « Le maire Michel Noir avait compris que, face à la quenelle-andouillette-marionnette, il fallait aussi des produits créatifs », rappelle Thierry Raspail. De 1991 à 1995, les biennales s’apparentent plutôt à des expositions. La donne change en 1997, lorsqu’il confie le commissariat à Harald Szeemann. Un choix tacticien, car le curateur vient avec le poids de sa notoriété. De surcroît, la star avait été recalée à la Biennale de Venise et à la Documenta, ce qui ne pouvait qu’engager les médias aux côtés de David/Lyon contre Goliath/Venise-Cassel !

DA non pratiquant
 « Directeur artistique non pratiquant », selon Franck Gautherot, codirecteur du Consortium, à Dijon (et co-commissaire de la Biennale 2003), Raspail sert d’écran entre l’administration et les commissaires successifs. Il évite aussi à l’événement de s’essouffler. « C’est une façon de se ressourcer dans un autre champ esthétique. Je ne vois pas ça comme une générosité, ni comme une faiblesse, plutôt comme une manière d’explorer de nouveaux territoires et de retrouver un enthousiasme », relève Jean-Hubert Martin, commissaire de la biennale de 2000.
La formule tient-elle encore la route ? « C’est l’exception française avec ses limites. On peut avoir une position intéressante, décalée, mais tout le monde s’en fiche ! », note un observateur. Une épée de Damoclès a d’ailleurs toujours pesé sur la manifestation avant qu’elle n’acquière une « légitimité » en 2003. Mais l’événement tend à vampiriser le musée. « Lyon n’existe qu’une fois tous les deux ans avec la Biennale, regrette un observateur. Le reste du temps, on n’en parle plus, car le musée n’est pas incarné. » Il n’y a pas de comparaison possible entre le budget de la manifestation : 3,7 millions (dont 1 million d’euros pour l’artistique) et les maigres crédits d’acquisition du musée : 20 000 euros. « La Biennale est l’initiative la plus heureuse qu’ils aient eu pour Lyon, mais […] il faut accepter qu’une formule soit bonne un temps donné, repenser les choses, sinon on entre dans un système, et je suis certain que Thierry en est conscient », note Laurent Busine, directeur du Musée des arts contemporains (Mac’s) au Grand-Hornu, en Belgique.
Outre l’avenir du musée, se pose celui de son directeur. Restera-t-il à Lyon ou briguera-t-il un autre portefeuille ? Paris, où son nom avait autrefois circulé pour le poste de délégué aux Arts plastiques, semble exclue. « Je ne veux pas me poser cette question. Je n’arrive pas à imaginer ni de rester, ni de partir, confie-t-il. Partir avec quel projet ? »

Thierry Raspail en dates

1951 Naissance à Grenoble. 1983 Arrivée à Lyon pour la conception du Musée d’art contemporain. 1991 Première Biennale de Lyon. 1995 Inauguration du Musée d’art contemporain de Lyon. 1997 Quatrième Biennale dirigée par Harald Szeemann. 2005 « Andy Warhol : l’œuvre ultime » ; Biennale « Le temps de l’œuvre » (commissariat : Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans), 12 septembre-31 décembre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°215 du 13 mai 2005, avec le titre suivant : Thierry Raspail

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