Théorie

« L’action restreinte », sans restriction (ou presque) !

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 27 mai 2005 - 752 mots

Jean-François Chevrier propose au Musée des beaux-arts de Nantes une ambitieuse exposition de sept cents œuvres réunies sous le nom de Stéphane Mallarmé.

 NANTES - Les relectures de la modernité sont parfois revanchardes, par esprit de démonstration savante ou par appétit de révision d’une histoire de l’art trop convenue : celle que propose le Musée des beaux-arts de Nantes, conçue par Jean-François Chevrier, est tout le contraire. Elle est certes fondée sur une hypothèse théorique ; elle est ambitieuse par le nombre de pièces (700 œuvres et documents) et d’artistes (plus de 200) ; mais elle propose un parcours d’œuvres souvent jubilatoires et précisément choisies (de ce genre d’œuvres que l’on rêve d’emporter avec soi… mais n’en faites rien !), qui font de la visite de « L’action restreinte » un moment comme on s’en souhaiterait plus souvent ! Ne comptez d’ailleurs pas avoir tout vu, y compris une partie des projections et autres enregistrements sonores, en moins de quatre bonnes heures… 700 numéros, réunis sous le nom de Stéphane Mallarmé par des liens tissés par le commissaire, qui forment une trame parfois déconcertante. Car Chevrier en appelle à Mallarmé sous des aspects différents, tantôt par les proximités et filiations historiques et littéraires explicites, les références directes (Broodthaers : « Mallarmé est la source de l’art contemporain… »), tantôt pour cet héritage esthétique qui passe par lui, cette veine du modernisme que le titre évoque : restreindre, pour Mallarmé, n’est pas diminuer, mais intensifier, resserrer pour construire la création dans une économie du symbolique très choisie. Il en ressort une esthétique de la précision, du discontinu, du fragment, des espaces abstraits et des signes simples, du blanc, du trait, de la lettre, de la note de musique et du pas de danseur. Une esthétique ouverte, généreuse même si elle travaille sur le rare, proposant – le mot est de Mallarmé – des constellations plus qu’une lecture exclusive.
L’exposition fait d’abord son chemin dans l’histoire de l’art : greffée sur les collections du musée, elle part d’un Courbet pour s’ouvrir sur un ensemble d’Odilon Redon ; même s’il manque, faute de prêt, tel Manet ou tel Cézanne, le ton de l’univers esthétique contemporain de Mallarmé est donné : le XIXe de Hugo et Delacroix, de Ensor et Flaubert, de Doré et Satie, sur le versant le plus exigeant du Symbolisme. Chevrier nous fait suivre dans le cubisme et dans les avant-gardes, surtout celles qui ont entretenu un lien avec la littérature et la poésie (des Futuristes à Schwitters en passant par les Russes), ce fil du restreint, jusqu’aux abstractions de Arp et Taeuber-Arp (un très bel ensemble), de Vantongerloo, passant par un Albers photographe étonnant. Ensuite, le parcours éclate et l’exposition prend un tour résolument personnel, tour à tour convaincante et discutable – ce qui n’est pas un reproche. Les ensembles Artaud, Broodthaers, Cage, la présence des Wols, Bryen, Matta, Michaux, certains rapprochements et voisinages sonnent avec gravité, laissant apparaître quelque chose de l’angoisse moderne, pendant que l’ouverture vers la danse (de Loïe Fuller à Simone Forti et Trisha Brown) donne du corps à cette filiation. La nébuleuse réunie sous l’enseigne du structuralisme, qui sait ce qu’il doit à Mallarmé, confirme cependant une tentation américaine du commissaire (Rauschenberg, Nauman, Carl Andre, Tony Smith…), quand un Wolman, un Dufrêne auraient pu être plus présents. Mais c’est beaucoup dans ses écarts que le parcours ménage surprises et interrogations : Cornell, Zaugg, ou l’heureuse attention pour le cinéma (de Keaton à Rossellini et Godard). Mais pourquoi si insistante, la présence de Rinke, sa peinture et sa collection de peintures aborigènes qui entoure une projection du film de Robert Flaherty, L’Homme d’Aran (1934) ? Les ensembles composés de photos de Helen Lewitt, Raoul Hausmann ou Walker Evans, qui doivent certes leur qualité à l’œil exercé de Chevrier, ont du mal à étayer le propos d’ensemble : le catalogue en justifie mieux. Mais il reste une densité de l’ensemble, fidèle en cela à la poétique de l’œuvre mallarméenne et à ses relectures jusqu’à ses blancs, ses manques, bien au-delà cependant d’une réflexion sur la seule relation poésie-arts visuels. Reste une exposition qui questionne à nouveaux frais le lien de l’art et la vie – loin d’une vision réductrice de l’art pour l’art qu’on a pu prêter à l’héritage de Mallarmé – et des plus utiles au débat d’aujourd’hui.

L’action restreinte, L’art moderne selon Mallarmé

Jusqu’au 3 juillet, Musée des beaux-arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, 44000 Nantes, tél. 02 51 17 45 00, tlj sauf mardi et jours fériés, 10h-18h.

Le point de vue de Jean-Marc Huitorel, critique d’art (Art Press)

« Il y a d’abord le plaisir devant tant d’œuvres de qualité... même celles dont on souhaiterait comprendre mieux pourquoi elles sont là, dans le parcours. Mais on est vite pris dans cette démarche très personnelle de Chevrier, qui apporte là un niveau d’exigence dans l’exposition que l’on aimerait voir plus souvent en France. »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°216 du 27 mai 2005, avec le titre suivant : « L’action restreinte », sans restriction (ou presque) !

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