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Lorand Hegyi - Portrait

Directeur général du Musée d’art moderne de Saint-Étienne

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 24 juin 2005 - 1414 mots

L’actuel directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne s’est fait le héraut des artistes d’Europe centrale. Parcours pluriel d’un Européen, plus commissaire d’exposition et historien qu’homme de musée.

Avec ses allures de smooth operator, le directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne, Lorand Hegyi, est un séducteur né. Sa rhétorique sophistiquée n’entame pas son côté chaleureux, voire enjôleur. « Ce n’est pas un intello lyophilisé. Il transgresse une règle du milieu de l’art qui a tendance à penser que, pour être sérieux, il faut être sinistre », observe l’artiste Bertrand Lavier. L’ancien directeur de la Galerie nationale du Jeu de paume, Daniel Abadie, indique que « l’un de ses charmes véritables, en dehors de son numéro de charme, c’est qu’on voit en lui un homme de cette “Mittle Europa” des années 1930, passeur entre les cultures. C’est depuis le début quelqu’un de déraciné ». Sans amarres, mais viscéralement fidèle aux artistes d’Europe centrale, il confesse cinq à six ports d’attache. Et il n’est pas sûr que Saint-Étienne en soit un.

Né à Budapest dans une famille raffinée d’avocats, d’architectes et de musicologues, Lorand Hegyi est un pur produit austro-hongrois. Son petit monde entre dans une zone de turbulences avec l’arrivée des troupes russes en 1956. « La société était très clivée. Cette diversité m’a formé, remarque-t-il. Il y a plusieurs lectures de l’histoire, des histoires privées qui sont la réflexion de l’histoire collective. » Bien qu’attiré par l’architecture, Hegyi bifurque vers l’histoire et l’histoire de l’art, tout en se nourrissant de théâtre et de littérature. « Si on nous demandait ce que nous faisions dans les années 1960, c’était parler, rappelle-t-il. Les discussions étaient plus intenses qu’aujourd’hui, où tout s’est normalisé. Honnêtement, je me fichais de politique. Je suis resté et j’ai créé mon ambiance. »

Il enseigne à l’université et à l’école des beaux-arts et orchestre très tôt des expositions. En 1974, il montre trois artistes locaux dans une maison de la culture. Cinq ans plus tard, le voilà commissaire d’une grande exposition sur le constructivisme hongrois, coup d’envoi d’une carrière à l’étranger. Après une séquence d’expositions historiques, il s’adonne à des démonstrations générationnelles et à des monographies. Ces dix dernières années, ses expositions ont pris une tournure
anthropologique, initiée en 1999 avec « La casa, il corpo, il cuore » à Vienne (Autriche), puis déclinée avec « La cité idéale » à Valence (Espagne) en 2003 et « Domicile : privé/public » actuellement à Saint-Étienne. Un cycle qu’il bouclera en 2006 avec « Îles jamais trouvées » dans le nouveau centre d’art contemporain de Naples, dont il est le conseiller. Sa pensée se construit aussi dans un grand corpus de textes rarement traduits en France.

À l’écouter avancer pion par pion sa mécanique, on l’imagine emmailloté dans un petit noyau d’artistes. Il ratisse pourtant large, fait le grand écart entre le Suprématisme et le pop art. Malgré la logique interne de sa pensée, dont lui seul semble avoir la clé, on peine à réunir sous un même parapluie Gudmundur Erró et Marina Abramovic ! La réponse est sans doute à chercher dans cette assertion dégainée d’une traite : « Je ne supporte pas les idées dogmatiques ni les explications monolithiques. Je n’aime pas la simplification, point de départ de la manipulation. Je déteste la naïveté et l’homogénéité. Au contraire, j’aime la cohérence, la logique de constellation. »
À balayer un champ large de créateurs, n’essaie-t-il pas de les intégrer au forceps dans une thématique souterraine ? « Je ne l’ai jamais vu instrumentaliser les œuvres pour illustrer un propos, défend le délégué aux Arts plastiques, Olivier Kaeppelin. Il est de ces commissaires d’exposition qui ne pensent pas qu’ils font l’art. Il ne le préécrit pas ou ne le légifère pas. »

Lorand Hegyi n’est pas de la veine des directeurs d’établissement comme Kasper König ou Pontus Hulten, engagés dans un grand œuvre. Sans doute a-t-il compris qu’il y a beaucoup d’herbe à manger entre les pieds des mammouths ! Homme de réseaux, l’oiseau migrateur cumule les projets sur plusieurs territoires, quitte parfois à ne pas les mener à terme. « Quand on rencontre Lorand Hegyi, les axes d’approche sont innombrables. On rencontre toujours un homme différent. Ça pourrait être une girouette, mais ça ne l’est pas, relève Daniel Abadie. La clé du personnage vient de cette volonté de faire réémerger une culture à laquelle il appartient et qu’il estime massacrée. »

Don d’ubiquité
Directeur du Musée d’art moderne – Fondation Ludwig (Mumok) de Vienne de 1990 à 2001, il s’engage dans un programme intensif d’expositions et d’achats d’environ 400 œuvres, dont un tiers d’artistes d’Europe centrale. Chose suffisamment rare pour être soulignée, il acquiert de nombreux artistes français, en constituant notamment l’une des plus grosses collections muséales d’œuvres de Bertrand Lavier. Ses tropismes suscitent toutefois l’irritation des acteurs locaux. « Il a fait un programme qui était plus spécialisé que ce qu’on pouvait attendre vers les années 1990, axé sur les minorités, ce qui était positif, remarque Daniela Zyman, conservateur de la collection d’art contemporain Thyssen-Bornemisza de Vienne. Mais il manquait un programme local sur les artistes autrichiens. Aujourd’hui, nous avons plus d’institutions dévolues à l’art contemporain, ce qui pourrait rendre le type de parti pris de Hegyi acceptable. À l’époque, beaucoup d’artistes autrichiens ont senti qu’ils n’étaient pas soutenus. » Le galeriste viennois Ernst Hilger brocarde la résistance des galeries locales : « Maintenant beaucoup d’entre elles disent qu’il a eu raison. Chacune a au minimum un ou deux artistes de l’Est », remarque-t-il. Pour preuve aussi, l’empressement de ces enseignes à créer une foire ouverte sur l’Europe centrale ! « La projection d’une différence pour conserver l’image de l’étranger est une fiction du rideau de fer. Il y avait les mêmes mouvements à l’Est et l’Ouest, mais différemment argumentés », déclare de son côté Lorand Hegyi. L’arrivée de l’extrémiste Jörg Haider au pouvoir en Autriche mettra en péril son portefeuille de directeur. Sans se draper dans les laïus vertueux d’un Gérard Mortier, il fait preuve de finesse en exhortant l’opinion publique, notamment française, à ne pas isoler l’Autriche.

Après une phase de flottement, où il s’occupe notamment de la Biennale de Valence, il prend la tête du Musée d’art moderne de Saint-Étienne en 2003. Malgré la mise en route d’un bon programme d’expositions, l’insertion ne semble pas aisée. « Quand il a été nommé là-bas, je lui ai dit qu’il devait y passer au moins quatre jours par semaine. Je ne suis pas sûr qu’il le fasse », observe un familier. « Il a un don d’ubiquité que n’ont pas la majorité des conservateurs. Quand il se trouve à Saint-Étienne, il travaille comme un forcené », rétorque la galeriste Valérie Cueto. Saint-Étienne ne serait-il qu’un pis-aller en attendant un poste plus gratifiant ? « Lorand est bien là où les femmes l’attirent. Il a besoin de séduction », relève un observateur. On devine surtout des crispations internes avec le conservateur en chef, Jacques Beauffet, voire avec certains acteurs locaux. « Lorand apporte à Saint-Étienne un élargissement du programme des expositions. En revanche, comme citoyen stéphanois, je me demande pourquoi une collection qui comporte des œuvres majeures n’est pas montrée », s’interroge l’ancien directeur du musée, Bernard Ceysson. Mais sans doute n’est-ce pas sur la collection ou le musée que Lorand Hegyi construit sa carrière, mais sur l’exposition. « Il est de la famille des directeurs de musée, réplique Jean-Hubert Martin, directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf. Il a besoin d’être ancré quelque part, d’avoir un poste fixe. » Le directeur de l’Association française d’action artistique (Afaa), Olivier Poivre d’Arvor, renchérit que « les gens de l’Est ont besoin d’un toit, d’un musée. Ils mettent peut-être du temps à l’habiter, mais ils l’habitent ». Quoi qu’il en soit, la question du « domicile » taraude Lorand Hegyi jusque dans son exposition d’été…

Lorand Hegyi en dates

1954 Naissance à Budapest.

1983 Publication du livre New Sensibility, Change of Paradigm.

1990-2001 Directeur du Musée d’art moderne – Fondation Ludwig (Mumok) de Vienne.

1992-1995 Collaboration avec la Fondation La Caixa de Barcelone.

1993 Co-commissaire de la Biennale de Venise.

2000 Co-commissaire de l’exposition « L’autre moitié du monde » à la Galerie nationale du Jeu de paume.

2003 Directeur général du Musée d’art moderne de Saint-Étienne.

2005 Commissaire de l’exposition « The Giving Person »,Centro per gli arti contemporanee di Palazzo Rocella de Naples, jusqu’au 10 août ; « Domicile : privé/public » au Musée d’art moderne de Saint-Étienne, jusqu’au 31 août.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°218 du 24 juin 2005, avec le titre suivant : Lorand Hegyi - Portrait

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