Vies de châteaux

Le Journal des Arts

Le 24 juin 2005 - 1622 mots

Acheter et restaurer un château demande du temps, de la passion et de l’argent. Quatre exemples de ces rencontres avec le patrimoine, en France et en Belgique.

Vivre dans un château, c’est surtout l’assumer. Entre rêve et liberté, il faut gérer de dures réalités.
Il y a bientôt quinze ans, Philippine de Ganay, née Noailles, relatait dans un livre consacré aux châteaux ces lieux chargés d’histoire qui furent ceux de son enfance entre Champlâtreux (Val-d’Oise), Maintenon (Eure-et-Loir), Buzet-sur-Baïze (Lot-et-Garonne), Noailles (Oise) ou Saint-Aubin-de-Locquenay (Sarthe). Leurs odeurs, les personnages qui les peuplaient, le mode de vie qui était celui de la France campagnarde de l’entre-deux-guerres. La vie de château a-t-elle encore un sens ?
Du temps de Mme de Ganay, la vie de château, c’était l’insouciance, la légèreté pour les plus jeunes et, sans doute déjà, la gestion des comptes pour les aînés.
La vie de château aujourd’hui a bien changé. Le château conserve toutefois une part d’extraordinaire pour ses dimensions, ses atmosphères, une sensation intemporelle qui le place hors du lot quotidien. Le château, même restauré, impose un certain art de vivre.


Auprès de mes gorges, je vivrai heureux !

Bernard de Castellane-Esparron, comte de son état, à défaut d’être comte en son État, est l’un des héritiers de cette grande famille des Castellane d’extraction chevaleresque depuis 1089 qui domina la région du Verdon et une partie de la haute Provence. Leur puissance culmina du XIIe siècle jusqu’au XVe siècle. Ensuite, ils devinrent vassaux de plus hauts princes. Esparron (Alpes-de-Haute-Provence) n’aura échappé à la famille Castellane qu’une centaine d’années depuis le XIe siècle. C’est peu. Voilà qui justifia vers 1990 la reprise du château par un des jeunes de la famille, qui jusque-là habitait entre Bruxelles et Paris avant de flirter avec l’Ecosse jusqu’à épouser l’une de ses plus belles âmes. Pour Bernard de Castellane, « cela ne me viendrait jamais à l’idée d’acheter un château. Je préférerais une gentilhommière facile à entretenir. Mais voilà, si ce n’eût été moi, le château n’aurait pas trouvé d’avenir. Je suis dans le Verdon pour des questions affectives, par respect des anciens, comme témoin ou porte-flambeau d’une histoire de ma famille. Mais cette sorte de mission n’est pas une croix à porter. C’était un peu inquiétant au départ, mais c’est vite devenu un réel plaisir. Avec mon épouse, nous avons réaménagé six chambres et autant de salles d’eau depuis dix ans pour faire revivre le château et l’ouvrir aux touristes d’un ou plusieurs jours ».
« Cela nous donne quelques revenus, mais ce n’est pas là l’essentiel. Nous vivons avec nos hôtes comme tous les jours, en famille, avec nos deux enfants. Les aménagements, nous les avons soutenus sur fonds propres, comme si c’était pour nous. C’est très difficile de faire un calcul de rentabilité. Notre but– atteint, il me semble – était de remettre la maison à flot, d’assurer son avenir, comme le font tant de châtelains. La France est peuplée, dit-on, de trente mille châteaux. Les plus grands sont rentables et médiatisés. Les plus petits (comme le nôtre, qui date du XIIe siècle en partie mais pour sa plus grande part du XVIIIe siècle) ne profitent d’aucun avantage. Cela dit, nous créons tous des emplois. L’histoire des châteaux de petite taille ne suffit pas à faire venir du monde, sauf en saison. Il faut donc se battre. Si les propriétaires ne le font pas, l’État ne le fera pas non plus. Et ce sont des milliers de témoins du patrimoine, pas seulement des châteaux, mais aussi des mas, des fermes, des chapelles qui disparaîtront. Il faut donc encourager les gens, pas pour eux-mêmes mais pour les biens qu’ils défendent ».
Travailler pour maintenir
Pour notre interlocuteur, un autre problème se posera à terme avec les droits de succession. La France permet à ses habitants de constituer des sociétés civiles immobilières (SCI). Les héritiers sont indivis et détenteurs de parts, mais on sait qui dirige. Il n’y a pas d’équivalent ailleurs en Europe. Ce n’est pas le seul système légal qui facilite la vie des propriétaires. Castellane nous signale qu’« il est possible de profiter, grâce à une loi de Jack Lang, d’un gel des droits de succession si les héritiers laissent tout en l’état, sans rien vendre et en ouvrant la demeure à certaines dates de l’année. En cas de vente, l’État touche un droit ».
La France a le mérite d’être à l’écoute des gens du secteur patrimonial. Les châteaux transformés comme celui-ci en maison d’hôtes sont de plus en plus nombreux. Ce tourisme de proximité, largement décentralisé, est une aubaine. Les Castellane, héritiers de neuf siècles d’histoire, ne sont pas les seuls à sauver la face d’une France profonde riche à l’extrême.

Château d’Esparron, 04800 Esparron de Verdon, tél. 04 92 77 12 05, chateau@esparron.com


Le cas de Créancey

En Bourgogne, à Créancey (Côte-d’Or), près de Pouilly-en-Auxois, on trouve un autre type d’investissement dans de la vieille pierre. Ici, un couple anglo-français a sauvé un petit château de style Louis XIII, construit par un certain Antoine Comeau de la Serrée. Passé l’historique sans péripétie majeure, on arrive derechef à l’extrême fin du XXe siècle. 1993 pour être précis. À ce moment, un couple de jeunes mariés passant par là tomba en arrêt devant les murs lépreux d’un château planté au centre d’un petit village, le long du canal de Bourgogne. La grille portait une plaque « à vendre ». Créancey était mort et pourri de l’intérieur. Pour l’amour de ces vieilles pierres avec lesquelles ils n’avaient aucun lien affectif, les De Wulf ont tout lâché de leurs biens en région parisienne pour sauver ce navire en détresse. Après des années d’efforts, de dépenses considérables, d’investissements personnels, un élément du patrimoine est revenu à la vie.
Le potentiel était là, il fallait avoir le courage de l’exploiter. Le résultat est magnifique de bon goût, grâce à des meubles pas trop chers chinés entre Lyon et Dijon chez les antiquaires et dans les salles de vente, magnifique de simplicité car on éprouve le sentiment d’être chez soi, magnifique de charme car l’accueil est comme à Esparron (lire p. 16), des plus chaleureux. Créancey en maison d’hôtes a pris des habits qui lui siéent à merveille. « Ce sont les habits des gens qui nous réservent des chambres.
Toute l’Europe défile depuis quatre ans », nous dit Fiona De Wulff. « C’est pour nous un enrichissement permanent. Et si l’investissement financier que mon mari a consenti n’est pas la meilleure affaire de sa vie, il est indéniable que ce projet à deux nous offre un véritable bonheur. En plus, nous laisserons une trace de notre passage sur terre. »

Château de Créancey, 21320 Créancey, tél. 03 80 90 57 50, chateau@creancey.com


En Belgique aussi

Scry sauvé des ferrailleurs
Les châteaux de la Belgique ne sont généralement pas grands et quelques-uns d’entre eux ont été remaniés par des gens courageux pour qui le patrimoine est affaire de cœur. Au XVIIIe siècle et lors des trente premières années du XIXe siècle, les apparences des demeures furent souvent modestes. Il en est ainsi de Scry, un petit délice du pays de Mettet (région de Namur) où M. et Mme Sokal ont sauvé un château d’époque Louis XV qui servait, jusqu’à leur achat en 1969, de dépôt à un ferrailleur. « Les toitures étaient en piteux état. Les gouttières pendouillaient. Dans certaines pièces comme dans le parc, on a trouvé des monceaux de détritus. Les éléments décoratifs avaient été repeints, tout était infect. De plus, il n’y avait qu’un point d’eau et quelques ampoules qui fonctionnaient avec peine. Je pourrais évoquer les caves auxquelles nous avons rendu leur utilité et un brin d’élégance ; elles étaient bétonnées. Ce fut un travail de longue haleine, qui fait à présent notre joie et notre fierté », nous a déclaré la propriétaire, heureuse de vivre au calme dans un endroit charmant auquel elle a redonné le prestige qu’il n’aurait jamais dû perdre.
Roly à la mode artisanale
Entre Roly (situé près de Philippeville et Couvin) et les Leone (Giovanni et Lucia), qui en sont les actuels propriétaires, il y a comme une histoire d’amour, un esprit qui circule, une harmonie qui traverse les siècles. Mme Leone, née Ciufo, est originaire de Tufo près de Monte Cassino, en Italie. Elle n’hésite pas à dire qu’elle est ici par besoin et nécessité : « Le choix de cette demeure s’est fait d’une manière extraordinaire, irrévocable, impérieuse. On a mis un an à trouver, mais Roly nous attendait. » Roly s’imposa donc aux Leone malgré son état précaire et son donjon difficile à habiter. « Nous avons acheté les bâtiments le 11 mai 1995. Ils étaient inoccupés depuis douze ans, en partie, et vidés de leurs décors en presque totalité (cheminées, sols en tomettes, poutres, boiseries…). Nous avons paré au plus pressé pour y vivre car nous avons acheté ceci en vendant une ferme de 1742 que nous avions restaurée à Pont-à-Celles, dans le Hainaut. La Région wallonne [pouvoir subsidiant] nous a aidés pour quelques travaux dans une bergerie transformée en galerie d’art. Le reste est exécuté sur notre cassette personnelle. Nous allons encore aménager la gigantesque grange pour y installer un musée de la Fagne namuroise d’ici 2007. Nous avons tout fait nous-mêmes au donjon, dans la chapelle et dans les porcheries. J’en ai pleuré au début, pleuré tellement c’était grand, immense et que le chantier qui s’ouvrait était pharaonique. » Les Leone sont d’autant plus méritants que les restaurations effectuées ne l’ont été que lors de leurs congés et week-ends. Monsieur travaille près de Nivelles dans la pétrochimie et Madame dans un restaurant de Waterloo. Seuls leur deux enfants les ont aidés. Mais grâce à leur volonté commune, Roly a retrouvé du sens et de l’avenir.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°218 du 24 juin 2005, avec le titre suivant : Vies de châteaux

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