Points de vue sur un paysage paradoxal

Par Anaïd Demir · Le Journal des Arts

Le 7 octobre 2005 - 1055 mots

Malgré la faible présence des artistes français à l’étranger, Paris continue d’attirer les créateurs et professionnels de l’art.

Depuis la dernière Biennale de Venise, le débat est à vif sur la place de la scène française, et le monde de l’art français en émoi : dans les deux expositions internationales de la manifestation, à l’Arsenal et dans les Giardini, les artistes français ont été sous-représentés, ce qui ne fait que souligner une impression d’absence qui se manifeste à chaque événement international. Pour Hans Ulrich Obrist, critique d’art et commissaire d’exposition qui court à travers le globe, « la Biennale de Venise n’est pas un bon exemple. Annette Messager, dans le pavillon français, a remporté la plus haute distinction de cet événement international : le Lion d’or », explique-t-il.
Peu positive, la France ? La question ne se situe pas uniquement là pour François Piron, critique d’art, commissaire d’exposition et codirecteur des Laboratoires d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) : « Il y a un formatage des œuvres par le marché et aussi par les commissaires d’exposition (le format biennale, à consommer sur place), qui conduit l’ensemble des acteurs de l’art à favoriser des œuvres à compréhension rapide et à entrée culturelle facile : d’où l’importance de la nationalité dans les biennales. Ce dont la France ne bénéficie pas pour l’instant : pas assez exotique, pas non plus d’enjeu géopolitique, comme pour les pays nouvellement intégrés à l’Union européenne. » Ce que Davide Bertocchi, artiste d’origine italienne, vivant et travaillant entre l’Italie, la France et la Grande Bretagne, confirme : « Ce n’est pas seulement un problème français. L’attention générale se porte ailleurs, plutôt vers l’Europe de l’Est, la Chine ou l’Amérique du Sud. C’est aussi, malheureusement et cyniquement, une question d’exotisme. Ensuite, il y a un facteur très important, qui est le marché de l’art. C’est là que tout se passe aujourd’hui. » En effet, les foires représentent un axe essentiel : « On est en train de laisser s’écrire une histoire de l’art contemporain par le marché, dont les vulgates sont les livres édités par Taschen, confie encore François Piron. Et chacun sait que la France n’est pas un marché puissant. Donc, difficile pour les artistes français de s’imposer dans ce contexte lorsqu’ils ne sont pas représentés par les quelques galeries à l’audience internationale. »

« La clé des relations »
Pour Hans Ulrich Obrist, « un certain nombre d’artistes comme Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster ou Claude Lévêque sont pourtant présents sur la scène internationale en général ». À ceux-ci s’en ajoutent d’autres, tels Daniel Buren, Annette Messager, Christian Boltanski, Bertrand Lavier, Sophie Calle, Philippe Parreno, Pierre Bismuth, Xavier Veilhan…, mais aussi de plus jeunes comme Mathieu Mercier, Matthieu Laurette, Bruno Peinado… Des créateurs manifestement plus autonomes et ouverts sur l’extérieur, qui n’hésitent pas à vivre entre Paris et d’autres villes d’Europe ou du monde. « Les artistes sont toujours attirés par les pays où les loyers sont les moins chers. On trouve beaucoup d’artistes français installés à Berlin », reprend Hans Ulrich Obrist. Une mini-fuite des cerveaux est-elle en train de se mettre en place ? « Il y a toujours eu l’idée de l’artiste qui part en exil, modère le commissaire d’exposition suisse. Aujourd’hui, ils sont entre deux ou trois villes. Cela les rend difficilement repérables. Le réseau est plus complexe, difficile à cartographier. Ce qui se passe entre les villes est bien plus intéressant que les simples questions nationales. Nous sommes dans le transnational. »
D’ailleurs, Paris, malgré ses loyers élevés, continue à exercer une fascination et à attirer de nombreux jeunes artistes et acteurs de l’art international. L’Américain Cameron Jamie, le Roumain Mircea Cantor, l’Albanais Anri Sala, l’Argentin Leandro Erlich… y ont élu domicile et font parler d’eux au-delà de nos frontières. Pour l’artiste cubain Roberto Diago, « la France est un pays cosmopolite où beaucoup d’artistes étrangers vivent et travaillent. Elle est perçue comme assez chauvine, mais, du côté culturel et artistique, elle adopte assez facilement les artistes étrangers, contrairement aux États-Unis où il faut absolument détenir une Carte verte pour être considéré comme artiste américain. Pour exposer au Whitney Museum, par exemple, il faut être américain ! »
Signe de vitalité, Paris attire non seulement les artistes, mais aussi les professionnels de l’art. La galerie Schleicher & Lange a ainsi été récemment créée à Paris par deux Allemands qui ont vécu à Londres. Venus de Hambourg, Emil Sennewald et Andrea Weisbrod ont ouvert à Paris, dans le 19e arrondissement, un lieu, Café au lit, qui se situe entre la galerie et l’appartement. Le premier explique qu’à l’époque où ils ont décidé de s’installer dans la capitale, Londres était le centre de gravité artistique, « sauf qu’on n’avait aucun lieu et que c’était inabordable. Mais on avait des relations à Paris, et on a tenté notre chance ». Il confie cependant qu’il a été « difficile de comprendre la logique du système français. Cela nous a pris deux ans. On a compris que ça ne se passait pas dans les squats et qu’il n’existe pas une scène off à Paris qui ressemblerait à ce que nous connaissons de Hambourg ou Berlin. Le réseau français est très relationnel. C’est plutôt dans les galeries que cela se passe… Les vernissages sont la clé des relations ». Et d’ajouter : « Il y a en France une logique qui n’est pas toujours bonne pour la création. L’État donne de l’argent pour montrer son engagement pour les arts plastiques, soit sur place, soit sur le plan international. Mais le travail d’un artiste n’est pas forcément de répondre à ce besoin de représentation. Et si on est financièrement dépendant, peut-on s’empêcher de répondre à cette demande ? »
Il existe pourtant de multiples raisons d’être optimiste, même si la France semble ne pas s’apprécier soi-même ni aimer ses artistes. La presse généraliste n’offre ainsi aucune visibilité à la création la plus contemporaine. Pour l’artiste Davide Bertocchi, une leçon de football s’impose. « En France, il n’y a pas suffisamment d’information et de communication sur l’art contemporain, et beaucoup d’artistes restent inaccessibles au public étranger à cause de cela. Au contraire de l’Angleterre, par exemple, où même le boulanger connaît Damien Hirst ou Tracey Emin. Ce sont des vraies stars médiatiques… des footballeurs culturels ! » Finalement, le sort de l’équipe de France dépend peut-être juste d’un bon entraîneur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°222 du 7 octobre 2005, avec le titre suivant : Points de vue sur un paysage paradoxal

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