Analyse

Marché de l’art : un marché à trois

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 21 octobre 2005 - 1528 mots

Entre les commissaires-priseurs et les antiquaires, les particuliers se taillent une place de plus en plus importante dans la circulation des objets d’art.

La loi du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises donne de la visibilité aux nouvelles régulations du marché de l’art en France. De nouveaux rapports de force sont peut-être en train de s’établir.

Les marchands se rebiffent
Depuis plus de quinze ans, il n’y en avait plus que pour les commissaires-priseurs, que ce soit au Parlement, dans les administrations ou dans la presse.
Le périmètre des marchands importants s’est réduit au profit des maîtres, mais aussi des organisateurs de salons. Les autres, antiquaires généralistes et brocanteurs, ont vu dans la prolifération des manifestations publiques, déballages et autres vide-greniers se déployer une concurrence difficile à relever, parce qu’elle était le fait de particuliers au milieu desquels prospéraient des professionnels clandestins (lire le JdA no 222, 7 octobre 2005, p. 26).
Cette évolution peut sans doute s’expliquer par des considérations économiques et sociologiques qu’il est utile de rappeler.
Économiquement, le marché de l’art a ceci de particulier que les biens culturels viennent des particuliers – des ménages en termes de comptabilité nationale –, lesquels sont aussi, in fine, les acheteurs (après les prélèvements des musées et les exportations). Ce confinement fonctionnait relativement bien tant que les ventes aux enchères restaient l’apanage des professionnels qui y récupéraient les biens des successions et autres liquidations pour les présenter dans leurs boutiques après une éventuelle restauration. Mais la nouvelle logique des enchères, inaugurée par les Anglo-Saxons dans les années 1950-1960, a pris appui sur une communication très importante et la surenchère des records. L’information a dépassé rapidement les frontières du marché professionnel. Ainsi, il y a longtemps que la Gazette de l’Hôtel Drouot bénéficie en France d’une diffusion très largement supérieure aux effectifs des professionnels patentés. La collecte des maisons de ventes, fondée sur des découvertes réelles et des promesses irréelles, a popularisé l’idée que tout particulier était détenteur de trésors. Les pratiques ambiguës de certains professionnels, dont les maisons de ventes se sont fait opportunément l’écho, ont également ancré la conviction que la vente directe, par voie d’enchères mais aussi par le déballage, pour la marchandise de moindre consistance, était le meilleur moyen de ne pas « se faire avoir ».
Dans le même temps, les évolutions sociologiques, en particulier l’émergence de classes moyennes plus sensibilisées et dotées de moyens financiers appréciables, se sont traduites par une dispersion sociale et géographique du marché, avec en particulier le boom des résidences secondaires des années 1970-1980. La prolifération des salons et foires à la brocante a constitué l’une des réponses à la dispersion des lieux de la consommation culturelle que les professionnels installés n’avaient pas les moyens ou l’envie de suivre.
In fine, les marchands se retrouvent pris entre les ventes publiques et les déballages, c’est-à-dire entre les commissaires-priseurs et les particuliers. Bref, le couple marchands - commissaires-priseurs fait depuis plus d’une décennie ménage à trois avec un tiers désiré mais encombrant et infidèle qui passe d’une couche à l’autre au gré de ce qu’il suppose son intérêt. Ce tiers peut à l’occasion être un professionnel déguisé en particulier, ce qui ne concourt pas à la paix du ménage.
Après beaucoup de déboires, la profession, en particulier le SNCAO, syndicat qui regroupe les professionnels généralistes, les brocanteurs et quelques galeries d’art, vient d’obtenir l’insertion dans la loi PME adoptée le 2 août d’une disposition limitant strictement les déballages des particuliers. Quant aux modalités d’application de la mesure, elles doivent être précisées par voie réglementaire. Il est significatif que le Conseil constitutionnel n’ait pas jugé cette disposition contraire aux libertés fondamentales ; par le passé en effet, des juges administratifs avaient annulé un arrêté préfectoral établissant des restrictions au « droit de déballage » des particuliers au motif que celles-ci auraient porté atteinte à ces libertés.
D’une certaine manière, les nouvelles règles limitent les particuliers, mais, dans le même temps, elles les inscrivent comme des opérateurs à part entière du marché. D’adultérin le ménage à trois devient légitime. Mais trouve-t-il pour autant la paix ?

Les juges s’en mêlent
Ce qui a été dit à propos de la circulation des objets peut être transposé dans le domaine de l’expertise. Tant que le marché était cantonné au milieu professionnel et dans les salles ou boutiques des grandes métropoles, la question des « garanties » ne se posait guère. Les rapports réguliers entre marchands, commissaires-priseurs et collectionneurs ou amateurs éclairés suffisaient généralement à réguler le marché. La dispersion géographique et sociologique de ce dernier et la dilution corrélative des repères apportés par les professionnels opérant pignons sur rue ont poussé à la demande d’expertise. Des estimations gratuites promises par les sociétés de ventes aux enchères aux experts mis gracieusement à la disposition des visiteurs des foires et salons, toutes les formes se sont déployées pour répondre à ces attentes de garantie. Mais l’offre est réduite. Les conservateurs sont interdits d’expertise par leur statut. Les universitaires considèrent avec méfiance le marché privé. On sait qu’en France l’exercice de l’expertise n’est pas réglementé. Face à une offre ainsi restreinte, il était logique que la demande d’expertise se satisfasse pour partie hors des milieux professionnels. Les tribunaux avaient d’ailleurs reconnu indirectement la légitimité d’intervention de particuliers « connaisseurs », en validant notamment l’action d’un collectionneur qui s’était publiquement prononcé sur l’authenticité très douteuse d’œuvres de Jean-Michel Basquiat présentées par un galeriste renommé à la FIAC (Foire internationale d’art contemporain) (1). Depuis lors, les juges ont taillé dans la brume de responsabilités à géométrie variable pour établir il y a quelques années des responsabilités claires à la charge des professionnels. Ils ont délaissé progressivement la traditionnelle distinction entre les obligations de moyens et de résultats pour estimer qu’un professionnel, commissaire-priseur ou expert, était engagé par sa description du bien culturel. En quelque sorte, la jurisprudence a établi la similitude des charges entre les professionnels, puisque la responsabilité du marchand avait jusque-là toujours été proclamée sans réserve. Le ménage du savoir pouvait désormais fonctionner sur un pied d’égalité. Mais le particulier – vrai ou simulé – pouvait encore s’immiscer dans le couple de façon ambiguë.
Les juges ont pu récemment clarifier les choses. La cour d’appel de Paris (2), dans un arrêt du 22 mars (3), a en effet retenu la responsabilité d’un historien de l’art résultant d’un certificat établi pour une œuvre de Malévitch. Pour motiver sa décision, la cour a relevé que la défense de l’auteur du certificat, qui soulignait qu’il n’était pas expert, « était vaine, dès lors qu’il n’existe aucune réglementation de cette activité applicable à l’espèce et que celui qui certifie sans réserve l’authenticité d’une œuvre d’art, qu’il se prétende expert ou pas, engage sa responsabilité sur cette seule affirmation ».
Tout pourrait donc aller pour le mieux dans ce foyer recomposé sur des bases de plus grande égalité.

eBay contre la paix du ménage
Au moment où le marché semble sur la voie d’un nouvel équilibre, le développement des ventes sur Internet, singulièrement sous la houlette de eBay, angoisse la profession. En effet, toutes les règles laborieusement posées pourraient être remises en cause par les ventes en ligne de biens culturels, qui se développent très rapidement.
Inutile de détailler. Les 50 millions d’internautes qui utilisent régulièrement le réseau via eBay pour acheter ou vendre, le poids financier spécifique du mastodonte américain auprès duquel même Sotheby’s fait figure de Lilliputien boursier, enfin son savoir-faire développé en matière de vente à distance laissent eBay hors de portée des opérateurs français.
La question semble donc maintenant de savoir comment contrecarrer son développement. En effet, comme les particuliers et les marchands s’y mettent et que les maisons de ventes n’y sont pas parvenues, tout se passe désormais comme si le ménage à trois voyait arriver un quatrième partenaire.
Pour l’instant, la défense française procède plutôt de la recherche d’un parapluie réglementaire. Ce qui conduit le ministère de la Culture, jusqu’alors tenu en lisière de la réforme du marché, à définir les catégories de biens culturels qui permettraient d’établir un contrôle sur le « courtage » en ligne de biens culturels, contrôle prévu par la loi du 10 juillet 2000 mais resté sans suite jusqu’à maintenant.
Au moins la peur du géant américain pousse-t-elle à l’union sacrée puisque l’on s’interroge aussi sur la possibilité de donner aux marchands un accès à ce marché à partir du moment où il serait effectivement réglementé. On imagine même que le Conseil des ventes pourrait délivrer des agréments en ce sens aux « utilisateurs professionnels de sites de courtage aux enchères en ligne » (4).
De ces incertitudes tirera-t-on au moins la satisfaction de voir que le Conseil des ventes pourrait devenir l’instance de régulation de tout le marché français et non pas des seules ventes aux enchères. Dans ce sens, l’élection de Christian Giacomotto comme président du Conseil des ventes pourrait laisser entrevoir une ouverture vers un marché à trois ou quatre partenaires, voire plus si affinités.

(1) TGI Paris 1re ch., 1re sect., 4 octobre 1995.
(2) 1re ch., sect. A.
(3) no RG : 04/0500.
(4) Les Annonces de la Seine no 56, 1er septembre 2005, p. 4.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°223 du 21 octobre 2005, avec le titre suivant : Marché de l’art : un marché à trois

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