Roland Recht : Pour l’exercice et la maîtrise du regard

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 18 novembre 2005 - 1127 mots

L’histoire de l’art en France manque toujours de reconnaissance. Roland Recht, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, revient sur les raisons historiques de cet échec.

Professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire d’« Histoire de l’art européen médiéval et moderne », auteur de nombreux ouvrages sur le sujet (1) et chroniqueur régulier du Journal des Arts, Roland Recht explique l’échec, en France, d’une reconnaissance de l’histoire de l’art comme discipline à part entière et revient sur le virage raté des années 1960-1970.

En France, l’histoire de l’art n’est enseignée ni au primaire ni au secondaire. À la suite de Mai 68, certains historiens de l’art, André Chastel en tête, ont tenté d’imposer la création d’un Capes et d’une agrégation d’histoire de l’art. En vain. À quoi attribuez-vous cet échec ?
Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, un facteur politique, dans le sens où, après Mai 68, les réformes admises (pas celles qui étaient vraiment souhaitées par l’Université mais plutôt celles « acceptables ») devaient aller dans le sens d’un consensus et d’une minoration progressive des disciplines « à risque ». L’histoire de l’art avait des adversaires tout trouvés : les professeurs et syndicats ne voulaient pas entendre parler d’une nouvelle discipline d’enseignement qui grignoterait leurs heures de cours. Les quelques tentatives menées, après 1968, par les historiens de l’art pour obtenir un Capes et une agrégation se sont donc soldées par un échec retentissant. Les historiens de l’art ont été d’autant plus humiliés par la création de l’enseignement des arts plastiques, lequel est venu simplement se substituer aux anciens cours de dessin, avec un vernis apparent, celui d’avoir aussi une formation d’histoire de l’art et même d’esthétique. C’était une sorte de supercherie, mais les esthéticiens comme Bernard Teyssèdre avaient pour eux la modernité, dans un contexte de promotion du culte de la créativité. L’histoire de l’art fut réduite à l’illustration des manuels d’histoire ou de littérature. Il s’agissait d’une véritable décision politique qui ne laissait guère d’espoir à notre discipline.

La corporation des historiens de l’art n’a-t-elle pas, elle aussi, sa part de responsabilité dans cette défaite ?
Oui, et c’est la deuxième raison de ce manque de reconnaissance, plus complexe. À la différence de l’Allemagne, l’histoire de l’art en France a manqué la crise épistémologique des années 1960-1970 qui a gagné les sciences humaines. Au lieu de s’ouvrir, elle s’est crispée sur elle-même, sur ses acquis, refusant de s’enrichir au contact d’autres disciplines comme la philosophie de l’art, la critique littéraire, la sémiologie, l’anthropologie. Elle s’est braquée contre les freudiens, les foucaldiens (Michel Foucault était alors perçu comme le diable en personne !), les bourdieusiens, les lévy-straussiens, et même les braudéliens… Cette réaction systématique contre la nouveauté ou contre ceux, rares, qui la pratiquaient avec succès, a été très néfaste. Une Histoire de l’art et Lutte des classes parue en 1978 est un mauvais livre qui a manqué son objectif et a sombré dans la polémique stérile. Pendant ce temps, en Allemagne, s’est opéré un véritable schisme. Une partie des jeunes historiens de l’art s’est coupé des institutions officielles pour créer sa propre structure : l’Association d’Ulm. Tous lecteurs de la « nouvelle histoire » et des Annales, souvent marxisants, ils ont produit une revue et quelques livres remarquables par la nouveauté de leurs approches, introduisant, par exemple, dans l’histoire de l’architecture du Moyen Âge, de nouveaux facteurs comme l’économie, les méthodes de construction, l’histoire du travail et des techniques… En Allemagne, il a toujours existé une tradition spéculative : en histoire de l’art, elle lie la théorie à la connaissance empirique des œuvres d’art. Voyez aussi la richesse des publications produites par les historiens de l’art en Italie à cette époque. Cette ouverture a eu des effets secondaires en France seulement vers la fin des années 1980.

En France, l’histoire de l’art manquerait donc de méthode à proprement parler ?
Pendant des décennies, il y a eu, en France, une terrible méfiance à l’égard des préoccupations méthodologiques et théoriques. On privilégiait l’œuvre, comme si elle existait dans un monde éthéré auquel seul le connaisseur pur aurait accès. Or l’histoire de l’art est d’abord une construction intellectuelle. Qu’il n’y ait pas de méthode unique est une bonne chose, mais il n’existe pas non plus de singularité française forte. Dans l’Université, il y a une méconnaissance dramatique de l’histoire de l’histoire de l’art, qui permet de comprendre quels sont les outils conceptuels à l’aide desquels nous travaillons parfois à notre insu. Les étudiants français, même avancés, ignorent souvent ce qui se fait ailleurs, même dans leur spécialité. Ne parlons pas de ce qu’ils considèrent ne pas les concerner !

La création de l’INHA (Institut national d’histoire de l’art) et la chaire d’Histoire de l’art au Collège de France, dont vous êtes titulaire, ne sont-elles pas, malgré tout, le signe d’une reconnaissance de la discipline, ou du moins d’une certaine avancée en la matière ?
Pour l’instant, l’INHA n’en est qu’à ses débuts en tant qu’institution et l’on ne pourra se prononcer sur son efficacité qu’à moyen terme. Il est encore trop perçu, à mon sens, d’une façon confuse de l’extérieur, de l’étranger, parfois même de la province. Sa visibilité est nécessaire, mais sa communication est insuffisante. Quant au Collège de France, l’histoire de l’art y a fait son entrée dès 1878, avec Charles Blanc qui occupait une chaire d’« esthétique de l’histoire de l’art ». Elle n’a plus jamais réellement quitté cette maison, et la chaire a été occupée par des personnalités comme Henri Focillon, René Huyghe, André Chastel, Jacques Thuillier.
Pour l’ensemble des disciplines qui constituent le Collège de France, l’histoire de l’art est donc reconnue, reconnaissance qui doit être mise au service de la discipline dans son entier. Mais il ne faut plus se battre pour le Capes et l’agrégation, ce n’est plus d’actualité. Il est plus intelligent de développer des initiatives artistiques comme les « Itinéraires de découverte » (IDD), les élèves travaillant par groupes avec plusieurs maîtres, autour de thèmes patrimoniaux. Mais cela suppose que certains maîtres soient préparés par une formation d’histoire de l’art complète, sanctionnée par des diplômes. Il y a encore du chemin à faire car, d’une façon générale, ces IDD, dont on attendait beaucoup, sont peu ou prou abandonnés.
Le paradoxe c’est que l’histoire de l’art touche à tant de domaines à la fois que les ministères successifs ont du mal à en saisir la véritable place dans la société d’aujourd’hui, où l’exercice et la maîtrise du regard par chaque individu devraient pourtant constituer un acquis fondamental. Là où tout l’ensemble des biens patrimoniaux a besoin, plus que jamais, d’être étudié et envisagé dans son devenir.

(1) Voir notamment sa leçon inaugurale au Collège de France : L’Objet de l’histoire de l’art (éd. Fayard, 2003).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°225 du 18 novembre 2005, avec le titre suivant : Roland Recht : Pour l’exercice et la maîtrise du regard

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