Collection

L’œil et l’esprit de Duncan Phillips

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 16 décembre 2005 - 898 mots

Le Musée du Luxembourg, à Paris, rend hommage au flair de l’amateur d’art américain, disparu en 1966.

 PARIS - Pendant ses travaux d’agrandissement, débutés il y a trois ans, la Phillips Collection de Washington fait voyager les plus belles pièces de sa collection à travers le monde. L’exposition a fait successivement étape à Houston, Phoenix, Buffalo, Nashville, Martigny (lire le JdA no 196, 25 juin 2004), Los Angeles, Cleveland, Tokyo, Rovereto. À Paris, au Musée du Luxembourg, elle a pour commissaire Jean-Louis Prat, ancien directeur de la Fondation Maeght et grand admirateur de cet ensemble.

Hommage au modernisme
Présenter les « trésors » d’une collection étrangère constitue un exercice difficile, voire périlleux, les œuvres étant sorties de leur contexte. Installée dans la résidence privée de Duncan Phillips, ouverte au public en 1921, la Collection Phillips est largement empreinte de l’esprit de son fondateur. À l’inverse de ce dernier qui s’amusait à juxtaposer des œuvres de différentes périodes et écoles, évitant par là « l’habituelle division des salles en séquences chronologiques », l’accrochage de Jean-Louis Prat suit les grandes lignes de l’histoire de l’art. Ce parti pris apparaît comme le plus sage ; l’idée de l’exposition n’est pas de recréer l’intérieur cosy de la maison de Washington, mais de révéler l’œil et le goût personnel d’un collectionneur autodidacte. Jean-Louis Prat a opté pour la simplicité des murs blancs, une lumière diffuse, et une approche pédagogique du personnage.
Si chacune des étapes précédentes comportait à peu près les mêmes œuvres – hormis le Musée de Cleveland, dont l’accrochage était enrichi de ses propres pièces –, l’exposition parisienne fait l’impasse sur les tableaux des maîtres classiques pour rendre hommage au modernisme de Duncan Phillips. Certes, le public parisien se retrouve privé de Sur la rivière Stour de John Constable ou du Saint Pierre repentant du Greco, mais il peut admirer les toiles de Francis Bacon, Richard Clifford Diebenkorn, Sam Francis… Néanmoins, la Coupe de pruneaux (v. 1728) de Jean-Siméon Chardin aurait été la bienvenue à côté du surprenant Jambon (1889) de Paul Gauguin. La logique personnelle est en effet la clé de la collectionnite aiguë de Duncan Phillips. Contrairement à ses alter ego industriels, l’homme, à la fortune modeste, a fait cavalier seul. Aucun marchand, conseiller ou conservateur de musée n’est venu interférer dans ses choix – seule son épouse, Marjorie, était consultée. Avide lecteur des critiques d’art contemporain de son époque, il a lui-même rédigé, dès 1905, de nombreux essais et ouvrages sur l’art.

Les artistes pour guides
Lorsqu’en 1953 il reçoit le legs de Katherine S. Dreier, Duncan Phililips n’accepte « que les œuvres liées d’une manière ou d’une autre à l’ensemble de [sa] propre collection, au goût, de surcroît, très personnel ». Ses seuls véritables guides resteront les artistes avec lesquels des relations solides sont établies, comme Bonnard, de Staël ou Kokoschka. Grand admirateur des maîtres anciens, Phillips savait aussi s’intéresser à ses contemporains. Avec le temps, son goût mûrit, et il n’hésitera pas à procéder à des échanges pour parfaire la cohérence de sa collection. Une évolution lente, mais à son propre rythme et surtout sincère. Les barrières qu’il s’était érigées tombèrent peu à peu, et il finit par céder devant Braque, Van Gogh – il possédera une œuvre de chaque période (Arles, Saint-Rémy et Auvers) –, Matisse, dont il qualifiait l’œuvre de « grossière », et enfin Picasso, qu’il soupçonnait de manquer de sincérité.

Le vernis sèche encore
Tableau phare de l’ensemble, Le Déjeuner des canotiers de Pierre Auguste Renoir trône comme un symbole de ces dizaines de chefs-d’œuvre impressionnistes partis dans les collections américaines au début du XXe siècle. Phillips se disait profondément fasciné par cette toile qu’il avait découverte chez Durand-Ruel en 1911 avant de l’acquérir au prix fort en 1923. Premier grand collectionneur américain de Bonnard, il louait la qualité de coloriste du peintre, illustrée ici par le superbe triptyque (Soleil d’avril, La Côte d’Azur et La Palme). D’Honoré Daumier, il admirait le discours social
(L’Émeute), il aimait ressentir la force émotionnelle d’Odilon Redon (Le Mystère) et saluait l’indépendance farouche de Courbet (La Méditerranée). Il comprenait l’attachement de Juan Gris pour la tradition des peintres anciens, et se plaisait à mettre en relation les œuvres de Cézanne (splendide Pot de gingembre) avec celles de Braque et de Nicolas de Staël.
L’authentique flair du collectionneur, qui achète des toiles alors que le vernis sèche encore, est ici évident. C’est chez lui qu’auront lieu les premières rétrospectives dans son pays de Diebenkorn et de Kokoschka, les premières expositions aux États-Unis de Ben Nicholson et de Sam Francis. Et c’est avant tout autre Américain qu’il fait l’acquisition d’œuvres de Soulages et de De Staël. Au vu de l’évolution de son goût, très marqué par l’art contemporain, il eût été intéressant de savoir si Duncan Phillips, en 1966, considérait toujours Le Déjeuner des canotiers comme « l’une des plus belles peintures du monde qui vaut tous les Titien ou Giorgione, et mieux que tous les Rubens ».

La collection Phillips à Paris

Jusqu’au 26 mars, Musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris, tél. 01 45 44 12 90, www.museeduluxembourg.fr, 11h-19h les mardi, mercredi et jeudi, 11h-22h les lundi, vendredi et samedi, 9h-19h le dimanche. Catalogue, éd. Skira, 176 p., 32 euros, ISBN 88-7624-548-0. - Nom du commissaire : Jean-Louis Prat - Scénographie : Frédéric Lebard - Nombre d’œuvres : 74 tableaux, 2 bronzes - Nombre de salles : 7

Duncan Phillips en dates

1886 Naissance à Pittsburgh, Pennsylvanie. 1911 Au cours d’un voyage à Paris, il visite le Musée du Louvre, rencontre le galeriste Durand-Ruel et découvre le Déjeuner des canotiers de Renoir. 1916 Avec son frère, il caresse le projet de créer une collection reflétant sa passion pour l’art moderne. 1917 Décès de son père, et de son frère un an plus tard. 1921 Avec sa mère, il ouvre au public la Phillips Art Memorial Gallery, qu’ils ont fondée dans la maison familiale. 1930 Il s’installe dans une nouvelle demeure pour consacrer l’intégralité de sa résidence privée à la collection. 1960 Inauguration de l’annexe, nouvelle aile de l’édifice. 1966 Il décède dans sa maison de Washington.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°227 du 16 décembre 2005, avec le titre suivant : L’œil et l’esprit de Duncan Phillips

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