Droit d’auteur

L’envers d’un décor

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 20 janvier 2006 - 1003 mots

La Cour de cassation a estimé que la remise d’un objet à un tiers n’implique pas la divulgation de cette œuvre.

Les juges ont rencontré quelques problèmes pour arbitrer le différend entre un commissaire-priseur et l’auteur d’une étude pour un décor d’opéra. Une affaire qui démontre à nouveau les difficultés à satisfaire à la fois le droit de propriété et le droit d’auteur.
Le 29 novembre 2005, la 1re chambre civile de la Cour de cassation a tranché le pourvoi formé contre un arrêt de la cour d’appel de Paris du 10 septembre 2001. Si l’on en juge par la brièveté des arrêts (cinq pages pour la cour d’appel, trois pages pour la Cour de cassation), l’affaire devait être simple. Elle s’est pourtant révélée complexe.
Le litige mettait aux prises un artiste et un commissaire-priseur, à propos d’une étude peinte pour un décor d’opéra. Cette étude, non signée ni datée, avait été remise à l’Opéra de Paris comme essai de couleurs pour l’exécution d’un décor pour un ballet. Classique. Après la commande, l’étude s’était retrouvée entre les mains de l’un des responsables de l’institution publique commanditaire ; donnée, selon le possesseur ; « laissée », selon l’auteur qui, à l’occasion de la procédure, expliqua que lorsqu’il donnait des œuvres il les datait et les signait.
Le possesseur de l’étude la confiait ultérieurement pour vente publique, avec d’autres pièces, à un éminent commissaire-priseur de Paris. Ce dernier en faisait la couverture du catalogue de la vente. Avisé, l’auteur manifestait son opposition au commissaire-priseur en soulignant que l’étude n’était destinée ni à la vente ni à l’exposition au public. En droit d’auteur, on traduit que l’œuvre n’avait pas été divulguée par son auteur.
En dépit de ces protestations, le commissaire-priseur passait outre et vendait l’ébauche. Pas très cher d’ailleurs puisque l’étude aurait été adjugée 16 000 francs, alors que des travaux similaires de l’auteur auraient été proposés à l’époque dans une galerie pour 50 000 francs.
Conclusion : l’auteur assignait le commissaire-priseur pour violation de son droit moral, plus précisément de son droit de divulgation.

Possession n’est pas divulgation
Le code de la propriété intellectuelle (art. L-121-2) stipule en effet que : « L’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre […] il détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci. »
Le plus souvent, la divulgation des œuvres d’arts plastiques est sans ambiguïté : elle résulte de l’exposition et/ou de la vente de l’œuvre par l’auteur ou ses mandataires, galeristes et parfois commissaires-priseurs. Mais quid des œuvres qui n’entrent pas sur le marché par les voies habituelles ?
Dans l’affaire qui nous concerne, le commissaire-priseur a pu faire passer dans un premier temps le droit de propriété avant le droit de l’auteur. Le TGI [tribunal de grande instance] de Paris a en effet débouté l’auteur en relevant « qu’en abandonnant la possession de la toile litigieuse entre les mains [du possesseur], qui atteste l’avoir reçue à titre gratuit de son auteur, il a nécessairement exercé son droit de divulgation, ce sans réserves qu’il lui appartenait de démontrer ». C’était en quelque sorte transposer à la propriété artistique l’article 2279 du code civil : « en fait de meubles possession vaut titre », pour en déduire que le possesseur de bonne foi d’une œuvre d’art était présumé détenir une œuvre régulièrement divulguée.
Mais la cour d’appel de Paris tranchait en sens inverse le 10 septembre 2001 et condamnait le commissaire-priseur à des dommages-intérêts au profit de l’artiste. Elle fondait son arrêt sur
diverses constatations et considérations. Après avoir relevé que les dispositions de l’article 2279 du code civil « ne permettent pas d’acquérir des droits incorporels de sorte que l’artiste ne saurait être privé par le possesseur du droit moral qu’il garde toujours sur son œuvre », la cour se penchait sur les conditions du « don » invoqué par le commissaire-priseur au nom du vendeur. Elle relevait en particulier que l’auteur disait « avoir laissé à titre précaire l’ébauche litigieuse entre les mains de son co-contractant [l’institution publique commanditaire et non le possesseur] à qui il l’avait soumise lors de la réalisation de la commande qui lui avait été confiée ». Et aussi que l’auteur « soutient qu’elle n’était destinée ni à être présentée au public ni à être vendue ; que le fait qu’il n’ait pas porté plainte pour vol contre [le possesseur] comme lui reproche [le commissaire-priseur] est sans portée sur le présent litige qui ne porte pas sur la propriété de la toile [qu’il] ne revendique pas ».
In fine, malgré l’écheveau créé par le « retrait » du commissaire-priseur derrière son mandant, la cour relevait la responsabilité directe du commissaire-priseur qui avait « accepté de vendre une telle œuvre malgré les protestations de l’auteur exprimées de manière circonstanciée ».
La Cour de cassation a confirmé l’arrêt d’appel le 29 novembre 2005. Elle a réitéré que « la propriété incorporelle de l’œuvre étant indépendante de la propriété de l’objet matériel qui en est le support, la remise de l’objet à un tiers n’implique pas la divulgation de cette œuvre ». Puis elle a estimé que les juges d’appel avaient légitimement déduit des circonstances qu’elles ne démontraient pas que le peintre ait entendu exercer sur cette œuvre son droit de divulgation.
Habituellement, la Cour de cassation se borne à indiquer que les juges d’appel ont souverainement apprécié au fond les circonstances de la cause. Il est donc notable qu’elle les ait énumérées (étude de couleurs, ni signée ni datée) allant jusqu’à mentionner à propos de la remise de l’œuvre, de façon quasiment dubitative : « à supposer qu’elle ait été faite à titre de don ».
Comme pour dire qu’il n’y avait pas non plus de présomption de non-divulgation jouant en faveur de l’auteur – sauf circonstances avérées – et prévenir les contestations multiples que pourrait susciter cette affaire.

Cass civ. 1re ch. civ. 29 nov. 2005. Numéro d’arrêt 1615 FS-P B, CA Paris 1re ch., sect. À, 10 septembre 2001 no 2000/14008. TGI Paris, 9 mars 2000.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°229 du 20 janvier 2006, avec le titre suivant : L’envers d’un décor

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