Patrimoine

Mondialisation

Une débandade patrimoniale ?

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 17 février 2006 - 970 mots

Depuis 1990, l’Observatoire constitue un lieu stratégique.

Lorsque le marché unique a fait disparaître les frontières intérieures en Europe, le 1er janvier 1993, la France a choisi d’ouvrir son marché, jusqu’alors verrouillé par une loi de juin 1941 (complétée d’une ordonnance de 1945 prohibant les exportations sans accord préalable). Fraîchement convertie au libéralisme patrimonial, la réglementation française faisait même du zèle, en alignant ses définitions de trésors nationaux sur celles des Européens (14 catégories assorties de seuils de valeur en deçà desquels les biens culturels ne sont pas soumis à contrôle). Les professionnels du marché, pourtant sceptiques au départ, constataient que le nouveau dispositif fonctionnait bien. Les conservateurs, qui craignaient le pire, s’y accoutumaient. Après le fiasco du classement du tableau Le Jardin à Auvers, qui écarta l’usage du classement d’office des œuvres majeures pour leur retention en France, et une sérieuse alerte en 1999 – des œuvres qu’il fallait acheter, à hauteur d’un milliard de francs au total, ou laisser partir –, le dispositif français était modernisé en 2000 puis doté de leviers financiers nouveaux en 2002 et 2003 avec le recours au mécénat.
Techniquement, la mue libérale de la France s’est opéré correctement. On peut estimer aujourd’hui le contrôle meilleur qu’avant 1993 : les exportations clandestines apparaissent sensiblement moins importantes. Et le bilan est plutôt satisfaisanten ce qui concerne les trésors nationaux (voir ci-contre).

Des résultats ambigus
Pour apprécier quantitativement les chiffres, il est possible de se référer aux observations du président de l’Observatoire, M. Limousin-Lamothe, à l’occasion du colloque tenu au Sénat le 6 juin 2005 : « Les statistiques mensuelles présentées à l’Observatoire par les différentes directions du ministère de la Culture et par la direction des douanes du ministère de l’Économie et des Finances font l’objet d’une synthèse et d’une mise en perspective sur longue période, depuis 1980 pour certaines, depuis 1993 pour d’autres. […]
Le montant des exportations est passé de 100 millions d’euros en 1980 à 800 millions d’euros environ en 2004, le montant des importations, de 60 millions d’euros en 1980 à environ 400 millions d’euros en 2004. […] Ces mouvements n’ont pas été identiques dans tous les secteurs du marché. Ils ont été particulièrement marqués pour la catégorie des peintures et dessins, dont les exportations ont culminé à 620 millions d’euros en 1990 pour revenir à 380 millions d’euros en 2004, et les importations ont atteint 405 millions d’euros en 1990 pour revenir à 150 millions d’euros en 2004. Ils ont été également importants pour les antiquités et pour la statuaire. »

Victime ou acteur de la mondialisation ?
Comme le soulignait M. Limousin-Lamothe, les données statistiques doivent être considérées avec prudence. Depuis la disparition des frontières intérieures de l’Europe en 1993, il est difficile en effet de connaître les flux de biens culturels entre la France et les autres États de l’Union, en particulier ceux qui jouent le rôle de plate-forme de transit comme le Royaume-Uni ou la Hollande. On peut toutefois proposer l’analyse suivante : l’évolution du marché manifeste un changement d’échelle. De moins d’un milliard de francs en 1989, les exportations annuelles totalisent désormais 800 millions d’euros. L’effet prix ne justifie qu’une part de cette forte progression. On peut se demander si la « mondialisation », ici,  est débridée ou maîtrisée.
En termes de trésors nationaux, il semble à travers les données du ministère de la Culture, que le processus soit maîtrisé. Les aménagements du dispositif et un fort encouragement fiscal au mécénat paraissent assurer l’ensemble. Reste un déséquilibre quantitatif important.
Dans son appréciation, l’évolution des importations ne comporte pas de décrochage. Le marché ne se contente pas d’accompagner le « siphonnage », puisque, en valeur, les importations équivalent à peu près à la moitié des exportations. Ce n’était pas chose évidente, si on songe aux performances relatives des grands opérateurs anglo-saxons et français des ventes publiques où le décrochage de la France est patent, le marché français ayant été relégué en quelques décennies à 6-7 % du marché mondial. La France aurait pu se trouver ainsi cantonnée au rôle de simple fournisseur.
Risquons deux explications complémentaires : les professionnels français – peut-être renforcés depuis 2001 par les anglo-américains – ont su s’adapter à la mondialisation pour tirer parti de la plus grande liberté des échanges. Les termes de l’échange, c’est-à-dire, in fine, la valeur ajoutée des professionnels français, ont pu s’améliorer, au sens où l’on vend probablement mieux et/ou plus cher. Bref, les opérateurs français maîtriseraient le flot. Les marchands, de manière discrète, et certains experts, jouent sans doute un rôle important dans cette résistance.
Les données et traitements statistiques apparaissent encore insuffisants pour qualifier plus précisément ces évolutions. Mais il est important de le faire pour voir si la France devient (ou redevient) un marché de transit, ce qui la rapprocherait du fonctionnement anglais. Les questions patrimoniales ne se posent pas de la même façon selon que les mouvements de biens culturels sont appréciés en termes de flux – sur des places de transit où les mouvements sont facteurs d’enrichissement –, ou bien en termes de stocks, sur des marchés réservoirs que les mouvements appauvrissent. Concrètement, certaines revendications des professionnels, en particulier fiscales, ne peuvent être examinées qu’à partir d’une appréciation de l’état réel du marché, lequel traduit son dynamisme interne. Sans la prise en compte de cette donnée, les avancées financières se résolvent, pour quelques-unes d’entre elles, en aubaines, sans intérêt collectif à terme.
La France, au milieu du gué, doit démontrer très vite qu’elle est qualifiée pour le marché mondial. À défaut de quoi, on ne retiendra des chiffres que le caractère inexorable d’un déficit inversé, lequel se solde par un appauvrissement du patrimoine sans contrepartie. Avec le risque d’un retour au protectionnisme. À ce point de vue, l’Observatoire des mouvements internationaux des œuvres d’art constitue donc un lieu très stratégique pour les professionnels.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°231 du 17 février 2006, avec le titre suivant : Une débandade patrimoniale ?

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